Les médias aiment qu'on parle d'eux: les présentateurs s'invitent entre eux, certains médecins s'y répandent: je me rappelle de Jean-Paul Escande qui désertait son service de dermatologie de l'hôpital Tarnier pour commenter sur les ondes une actualité pas toujours médicale. Il paraît certes naturel que les plus doués en communication des médecins puissent aborder différents sujets qu'ils connaissent bien et qui intéressent le grand public. Aldo Naouri, Marcel Rufo, Serge Tisseron sont de ceux-là. Leur pensée claire et leur style alerte contribuent à nous faire mieux comprendre les concepts quelquefois ardus de la psychologie de l'enfant.
On leur pardonne donc très volontiers de donner des papiers ou des interviews dans les journaux de la presse grand public car leurs interventions y sont toujours claires et marquées du bon sens.
Serge Tisseron (1) fait autorité dans les domaines des jeux électroniques, de l'internet, du cinéma, de la bande dessinée et des secrets de famille.
Son ouvrage récent "Fragments d'une psychanalyse empathique" (2) a une place à part dans sa bibliographie car s'écartant de ses domaines de prédilection et d'excellence. Il nous livre là des morceaux choisis de sa deuxième tranche d'analyse avec Didier Anzieu...
Même s'il lui rend plus d'une fois hommage pour sa grande qualité d'écoute et de relation émotionnelle, ce n'est pas un panégyrique béat à Anzieu mais une défense et illustration d'une psychanalyse désencombrée des stéréotypes et du prêt à penser (le divan, la neutralité glaciale, les interprétations fermées, rares et définitives qui servent surtout à valider la théorie préalable de l'analyste). On peut regretter à ce propos que la photo en première de couverture montre un divan et que le texte en quatrième de couverture enfonce le clou en parlant de " l'expérience de Tisseron du côté du divan ", alors qu'il apparaît très vite et clairement dans le texte que Serge Tisseron a fait une thérapie en face à face avec Didier Anzieu (3).
Serge Tisseron plaide pour une créative co-reconstruction de soi, une co-symbolisation, une mutualisation des efforts qui " permet au thérapeute de gagner sa vie et au patient de cesser de perdre la sienne ". Il réhabilite les moments privilégiés de l'arrivée et du départ où le regard est si important, véritable enveloppe partagée des émotions car le patient doit pouvoir ressentir qu'il a " touché le thérapeute avant de pouvoir penser avec lui ". L'interprétation devient une proposition ouverte, " une sorte de squiggle verbal à deux (4)".
Les gardiens des temples Freudien ou Lacanien vont frémir en lisant certaines pages notamment quand Tisseron introduit la notion d'empathie à partir d'une lecture originale du film " Intouchables "(5). L'empathie est différenciée de la sympathie, de la compassion,et de l'identification. Tisseron fait de l'empathie, une pyramide à trois étages dont la base unilatérale est neurophysiologique et manque aux sujets autistes... Le premier étage: l'empathie réciproque est la condition éthique du vivre en paix en société. Quant au sommet, c'est l'intersubjectivité qui peut consister à se voir différent (de ce que l'on pensait) dans le regard porté par l'autre sur nous.
Et me direz-vous, le transfert (6) dans tout çà ? Revisité par le couple Anzieu-Tisseron, il s'appelle désormais la résonance (affective, émotionnelle) et se nourrit d'empathie et rétablit la confiance.
La psychopathologie a changé depuis Freud et les névroses classiques ont du plomb dans l'aile ! Serge Tisseron souligne à juste titre la fréquence grandissante de deux types de pathologies:
1- conséquences d'interactions précoces pathologiques dans la relation primordiale aux parents.
2- dans les suites de traumatismes somato-psychiques.
Ces patients peuvent être pris en charge par le psychanalyste pour autant que celui-ci adopte vis-à-vis d'eux toute la patience et l'empathie nécessaires. Il est permis d'espérer que cela aidera les patients à tisser les mailles manquantes de la symbolisation qui n'a pu avoir lieu dans sa petite enfance ou à retisser les fils rompus par le traumatisme. Même si la restitution ad integrum est illusoire, une certaine restauration de l'estime de soi et du plaisir d'être au monde est un objectif qui en vaut la peine !
Alain QUESNEY
(1) Serge TISSERON est psychiatre et psychanaliste, il est actuellement directeur de recherche au CRPMS (Centre de Recherches Psychanalyse, Médecine et Société) à l'Université Paris 7 Diderot. Il a écrit une trentaine d'essais sur les rapports que nous entretenons avec les images, les objets, ou les secrets de familles. Depuis une dizaine d’années, son intérêt s’est porté sur les jeux vidéo et les mondes en ligne. Son travail s’attache toujours à montrer les relations que nous formons collectivement et individuellement avec les objets et les technologies.
(2) Serge TISSERON.Fragments d'une psychanalyse empathique, Albin Michel, 2013
(3)
Didier ANZIEU (1923-1999) est un philosophe, psychanalyste et Universitaire français.(4) Le pédopsychiatre américain WINNICOTT proposait le squiggle comme support de relation aux rencontres avec les enfants. Voici comment il la présente: « Je ferme les yeux et je laisse courir mon crayon sur la page. C’est un squiggle. Tu en fais quelque chose d’autre puis c’est à toi de jouer ; tu fais un squiggle et c’est moi qui le transforme ». Les deux partenaires participent ainsi à la construction d’un objet commun, objet intermédiaire de leur relation.(5) Intouchables est un film français réalisé par Olivier Nakache et Éric Toledano, sorti en France en novembre 2011. L'histoire est inspirée de la vie d'un homme tétraplégique, et de sa relation avec son aide à domicile. La relation entre deux hommes issus de milieux différents : l'un, d'origine sénégalaise, vivant en banlieue parisienne, qui vient de purger une peine de six mois de prison et l'autre, riche tétraplégique, qui a engagé le premier venu comme auxiliaire de vie bien qu'il n'ait aucune formation particulière.
(6) "Le transfert en psychanalyse, est essentiellement le déplacement d’une conduite émotionnelle par rapport à un affect infantile, spécialement les parents, vers un autre objet ou à une autre personne, spécialement le psychanalyste au cours du traitement." (Daniel Lagache, 1949)