On sent nettement comme un petit parfum de déroute dans le gouvernement français. Oh, pas chez tous les ministres dont certains ont su parfaitement rester détachés des contingences pesantes du réel. Mais beaucoup de délégués, de ministres de moindre importance et de pièces rapportées nous ont fourni, cette semaine, d’importantes cargaisons de n’importe quoi fumant afin d’occuper les médias. Après Fleur Pellerin et ses bricolages sur les intertubes, après Najat Vallaud-Belkacem avec sa fiscalité créative, il était impensable qu’Arnaud Montebourg, le Charlie Hebdo du Gouvernement, ne se fende pas de l’une de ses multiples saillies ridicules dont il a le secret.
Et il avait déjà pris un petit entraînement en début de semaine avec une passe d’arme mémorable avec Xavier Niel, le patron de Free. Ce n’est, du reste, pas la première fois que le représentant un peu fantasque de l’actionnaire principal d’Orange, l’État français, s’en prend plus ou moins vigoureusement au vilain capitaliste de Free qui, avec ses forfaits à prix cassés, entend bien remuer un peu le cartel ronronnant des télécoms français.
Eh oui : le passage de l’autre côté de la barrière fait souvent ça aux hommes serviles : d’un côté, lorsqu’on est dans l’opposition, on loue l’innovation et la hausse de pouvoir d’achat que le patron de Free aura offert aux Français avec son forfait.
Xavier Niel vient de faire avec son nouveau forfait illimité plus pour le pouvoir d'achat des Français que Nicolas Sarkozy en 5 ans.
— Arnaud Montebourg (@montebourg) January 10, 2012
De l’autre, on se retrouve à casser du sucre sur le dos du même patron, pour exactement les mêmes raisons, au prétexte que ce vilain forfait ferait disparaître de l’emploi en France. C’est aussi ça, la magie du pouvoir… Évidemment, la réponse de Xavier Niel ne s’est pas faite attendre.
.@montebourg Telecom: 124K emplois directs en 2009, 129K en 2012 + 5K emplois créés grâce à #FreeMobile. Et votre bilan M. le Ministre ?
— Xavier Niel (@Xavier75) December 10, 2013
Certains analyseront ce genre de petit ping-pong entre les deux individus comme un retournement de veste de la part du ministre (oh, comme c’est dommage !) ou expliqueront peut-être que le brave Arnaud, n’y connaissant rien en économie, mélange un peu tout et tente de faire son job de ministre avec les faibles outils intellectuels qu’il a manifestement acquis sur le tard et sur le tas, péniblement, entre deux pince-fesses républicains. Après tout, sa mission, aussi floue soit-elle, consiste à « redresser » du productif, et s’il faut égratigner un patron concurrent d’une boîte d’État, pourquoi pas ?
La réalité comporte sans doute une part de ces éléments, mais elle est aussi plus terne : Montebourg est comme les autres ministres, frétillants appendices démocratiques d’un gouvernement essentiellement d’apparat, chargé de bricoler du sociétal et de micro-ajuster les leviers minuscules dont ils disposent, incapables de prendre la moindre décision couillue et encore plus de revenir sur des décennies de dogmes socialo-keynésiens, délétères mais politiquement confortables. Dans le froufroutage inutile qui le caractérise, il doit donc faire un peu de bruit médiatique pour occuper la galerie et rappeler à ses opposants politiques (surtout ceux de son camp) qu’il peut être encombrant et doit donc être ménagé en cas de turbulences politiques probables.
De son côté, Niel présente la chose un peu différemment : pour lui, Montebourg « se fait abuser par les trois autres acteurs du marché » ce qui est possible. Pour ma part, je pense que le ministre est vraisemblablement assez au courant de ce que valent les argumentaires que lui fournissent le cartel, c’est-à-dire pas grand-chose ; simplement, il a politiquement choisi d’ignorer les petits cris stridents de son sens critique, aussi rikiki soit-il : après tout, la soupe est bonne alors pourquoi s’en faire ?
Quant à Niel, il rappelle à l’occasion de l’interview qu’il a accordée au JDD la raison essentielle de ses désaccords médiatiques avec le gouvernement :
Nous ne faisons pas partie de l’establishment parisien bien-pensant qui goûte peu la concurrence. Les gens qui nous critiquent n’ont pas de problème à payer ou se faire offrir par leur entreprise un forfait à 100 euros par mois. Free s’adresse à 99% des Français qui gagnent moins de 3.000 euros et pour qui chaque euro compte.
Eh oui : le 1% des ministres, des élus et des grands patrons de groupes cartélisés ou monopolistiques fait, encore une fois, copieux barrage contre les 99% de citoyens qui les nourrissent et les engraissent. Et on comprend mieux cette position lorsqu’on assiste aux performances (in english) du Montebourg. Véritable VRP du passé français, vaillant défenseur des corporatismes et des grandes sociétés installées depuis des lustres, le bouillant Arnaud aura offert, lors de la récente conférence LeWeb, une performance à la hauteur de ses agitations politiques.
La vidéo complète de ses ébats oratoires est ici ; je vous encourage à en subir quelques minutes, notamment à partir de la trentième.
On y découvre une question posée par une des personnes du public et qui essaie de comprendre pourquoi le gouvernement a, dernièrement, imposé 15 minutes d’attente pour les véhicules de tourisme avec chauffeur, au prétexte que sans cette attente, ils empiéteraient sur les platebandes des taxis.
The french government is doing more to defend entrenched interest from established industries rather than help innovative companies. Le gouvernement français fait plus pour défendre les intérêts enracinés des industries établies plutôt qu’aider les compagnies innovantes.
La réponse de Montebourg revient essentiellement — tout en tournant autour du pot de la cruelle réalité — à admettre que, bon, finalement, il ne faut pas aller trop vite pour éviter de froisser quelques corporations au détriment de millions de citoyens, parce que, parce que, parce que bon :
When innovation destroys system, we have to go slowly. Lorsque l’innovation détruit un système, on doit aller lentement.
Oh, oui, nous devons aller lentement ! Il ne faudrait pas que la France fasse un pas de trop et percute de sa pantoufle gauche le déambulateur avec lequel elle parvient tout juste à aller chercher le courrier dans sa boîte à lettres, le matin, après le petit-déjeuner ! Une chute, avec des os aussi fragiles, et c’est l’effondrement, la paralysie, la mort assurée, c’est certain ! Toute modification dans le trajet devra donc être mûrement réfléchie, de préférence plusieurs jours à l’avance, entre la partie de scrabble et la camomille, pour éviter de froisser quelque chose ou quelqu’un. Le pays, rappelez-vous, est destiné à recueillir tous les Bisounours du monde et les cris, les pleurs, les grincements de dents — notamment corporatistes — seront tous entendus et consolés !
Ce qu’il y a de plus triste, ici, n’est pas cette attitude politicienne qui consiste à raboter les angles de toutes les poutres de soutien de l’économie, à tel point qu’il n’y a plus de forme du tout et que l’édifice complet se dérobe lentement sous les pieds des uns et des autres dans une vague mousseuse de copeaux et de sciure épaisse du politiquement correct et de la régulation débridée. On sait, lorsqu’on voit le pauvret se débattre dans ce genre de débats, qu’il joue un rôle et tente de ménager la chèvre corporatiste, des cartels et des monopoles de droit dont il est, finalement, le représentant de commerce, et le chou des citoyens qu’il leur prend de plus en plus souvent. Non.
Le plus triste est qu’Arnaud est intimement persuadé du rôle grandiose de la France, qu’il est convaincu que ce qu’il fait est une bonne chose pour le pays, et que ses discours consternants représentent une chance, une opportunité pour le pays et ses entrepreneurs. Il n’est qu’à voir l’extrait suivant pour comprendre l’ampleur de l’arrogance du ministre et de son décalage avec la réalité.
Il reste toutefois un mérite évident à Arnaud Montebourg : par ses outrances ridicules, il met en lumière la façon de penser de nos élites. Comme tout saltimbanque, il amuse certes la galerie mais montre à tous le vrai visage de ceux qu’on a placé au pouvoir en France : celui de bouffons arrogants, cyniques et dangereux.
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