Le 1er décembre dernier, se tenait au Collège de l’Assomption de Bangkok la 34e fête annuelle de l’ATPF – l’Association Thaïlandaise des Professeurs de Français.
ATPF
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Présentation de l’ouvrage par Éric Miné :
« Nous, enfants de l’Occident monothéiste, parvenons avec peine à imaginer ce que les Orientaux conçoivent sous le nom et le mot de "dieux".
« Ainsi croyons-nous volontiers qu’ils se représentent ces êtres célestes comme tout-puissants, omniprésents et éternels, pour tout dire à l’image du nôtre. Il n’en est rien. Ces créatures conçues au plus près des origines de l’histoire humaine furent modelées sur l’homme même. Ils naissent, aiment et meurent comme des hommes. Leur seul privilège est de n’avoir pas à se nourrir, se vêtir ni à accumuler des richesses – qui est un peu, avouons-le, le châtiment des hommes. Dieux et déesses se meuvent dans une suave béatitude en leur palace sis au-dessus des nuages, plus près des anges créés que du Dieu créateur. S’ils meurent, ils peuvent revenir à la vie sous forme humaine ; de même que tout homme est appelé un jour ou l’autre de l’éternité de l’univers, à se transformer en divinité au gré de ses innombrables renaissances. Dans la souple logique orientale, ces croyances ne sont nullement incompatibles avec la doctrine du bouddhisme, qui ne reconnaît pas d’être suprême, parce que justement, ces dieux ne sont jamais suprêmes. »
Pour ce connaisseur insigne des civilisations et des religions qu’est Jean Marcel, panégyriste de l’héroïque mais vaine résistance des dieux antiques au christianisme conquérant d’un Occident qui allait les reléguer à quelques vestiges pour touristes en mal de vieilles pierres, on comprend l’enthousiasme que ces Histoires des pays d’or venues tout droit d’Extrême-Orient ont pu susciter, ainsi que le bonheur qu’il éprouve à nous les révéler, comme quelque aimable secret que l’amoureux enflammé ne saurait trop longtemps garder pour sa trop exclusive jouissance.
Car, ne nous y trompons pas, l’auteur d’Hypatie ou la fin des dieux est aussi un indéfectible passionné de cette Thaïlande où il a élu domicile. Et, sous sa plume précise et espiègle, c’est la pérennité dans cette région du monde d’une féerie instinctive et magique qu’il nous dévoile. De cette mémoire commune profondément ancrée dans la Nature et si singulière pour les « enfants de l’Occident », c’est la beauté intime de l’imagination qu’il se propose ici de nous faire partager, transmise intuitivement au fil des générations à tous ces autres enfants, de Siam et des confins alentour.
Dans le froid univers que nous nous sommes bâti à force de rationalisme cartésien, c’est ainsi cette subtile séduction qui nous fait si cruellement défaut de nos jours qu’il nous invite à retrouver dans cette sélection de récits. Histoires simples et merveilleuses, si heureusement exhaussées des brumes hallucinantes de ces pays d’or pour nous si mystérieux, et toutes empreintes encore de leur touffeur originelle.
Et si l’auteur se défend d’avoir retranscris quelques « contes et nouvelles » au profit d’ « histoires » qu’il juge d’un genre littéraire plus exact, c’est bien un monde de légendes dans lequel il nous entraîne joyeusement et pour notre plus grand bonheur.
Car ces goules, qui, tels les loups-garous se muent dans la nuit en inquiétantes créatures, ces nagas – les grands serpents d’eau, si présents par ailleurs dans les délicats ornements des pagodes –, que l’on chevauche comme les dragons des épopées médiévales, ne nous renvoient-ils pas à une mystique bien vivante, perdue dans quelque tréfonds romanesque d’une âme enfantine encore prompte à nous faire vibrer ?
N’associe-t-on pas confusément ces émanations fantasmées de nos racines européennes aux candides images allégoriques ou aux prix d’excellence sur tranches dorées exaltant des aventures bien souvent extraordinaires qui, jadis, gratifiaient les élèves méritants de nos belles provinces ?
Oui, nous sommes là en terrain connu. Et pour ceux d’entre nous qui se souviennent des années 80 avec la nostalgie des libres songeries propres à la jeunesse, il n’est que de lire La kinnari pour se voir affronter derechef les savantes énigmes et les mille dangers qui mènent le jeune héros de l’Histoire sans fin au fabuleux pays de Fantasia. Ne s’est-on alors rêvé dans la salle obscure, galopant sur le blanc destrier au rythme enlevé de l’entraînant accompagnement sonore du film ? Musique opportunément interprétée par Limahl, chanteur au style délicieusement androgyne de ces temps révolus, si évocateur en cela de l’ambiguïté éthérée des silhouettes croisées depuis l’origine des continents en ces lointaines contrées des pays d’or.
Mais l’analogie, toutefois, s’arrête là, car il faudra sept ans et demi à notre héros siamois de La kinnari pour parvenir aux portes du royaume de sa belle. Éloge de la lenteur, nous sommes déjà dans un autre monde.
Et n’allez pas vous croire pour autant triomphant sous la carapace de la tortue de la course contre le lièvre. Nous arpentons là des territoires bien éloignés de ceux de monsieur de La Fontaine. Et il vous faudra pour apprécier ces Histoires des pays d’or, cher lecteur pétri de l’ancestrale chrétienté inhérente à l’identité européenne, vous départir de quelques préjugés.
Peu chaut en effet à ces conteurs exotiques de nous faire la leçon. La morale – au sens où nous l’entendons – est ici bien peu présente.
La ruse l’emporte sur la probité. La simonie des moines, la débauche de quelques fieffés bougres ou les manigances de vieillards en quête de fraîche compagnie sont bien souvent récompensées. Comme l’inverse peut être vrai aussi, vertu inattendue cachée au détour de quelque espièglerie. La frontière entre le bien et le mal est bien ténue dans ces pays d’or.
Et voilà bien là l’illustration de la singularité de ces peuples qui, sous l’apparent propos anodin de Jean Marcel, fuse impudemment à rebours de notre entendement.
De quel bois sont-ils donc faits, ces hommes des pays d’or ? Ces Thaïs qui hissent aujourd’hui encore au faîte de leurs lampadaires des kinnaris que nous nommons chimères et qui s’égrènent en alternance des portraits en majesté de leurs Roi et Reine sur les flancs des autoroutes flambant neuves menant à leur prestigieux aéroport de Suvarnaphumi. Ne sont-ils donc pas tous sujets à une illusion collective ?
Auteur lui aussi résidant en Thaïlande, mais romancier australien et fin observateur des mœurs locales, John Burdett nous interpelle : « L’’Occidental fait généralement observer que le Thaï vit dans un paradis de dupes. Peut-être, mais le Thaï n’est-il pas fondé à rétorquer que l’Occidental s’est construit un enfer de dupes ? »*
De concert avec Burdett, faisons nôtre, alors, cette interrogation, et soyons dupes de bon cœur.
Mais, avec Jean Marcel, choisissons le paradis.
Éric Miné :
* Bangkok 8,traduction française Thierry Piélat, 10-18, 2005.