Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? Pierre Bayard.
Pierre Bayard est né dans un milieu où on lisait peu. Il s'est fréquemment retrouvé dans des situations délicates où il était contraint de s'expliquer à propos de livres qu'il n'avait pas lus.
Il enseigne la littérature à l'université et ne peut échapper à l'obligation de commenter des livres qu'il n'a pas lus. Il pense que la majorité de ses étudiants n'ont pas lu non plus les livres au programme.
Mais si une minorité lit, il ne peut se mettre dans l'embarras en ne sachant pas répondre aux questions de cette minorité.
Il se sent donc bien placé pour communiquer une expérience approfondie de non lecteur et réfléchir sur ce sujet tabou. La non lecture se heurte à une série de contraintes : l'obligation de lire (la lecture demeure l'objet d'une forme de sacralisation) ne pas avoir lu une liste de certains livres amène la déconsidération, l'obligation de tout lire.
Ainsi, il serait impensable pour un universitaire de lettres de reconnaître n'avoir pas lu Proust.
La troisième contrainte concerne le discours tenu sur les livres. Notre culture nous interdit de parler d'un livre qu'on n'a pas lu. Pierre Bayard pense, d'après son expérience, qu'il est possible de tenir une conversation passionnante à propos d'un livre que l'on n'a pas lu, y compris avec quelqu'un qui ne l'a pas lu non plus.
Ce système contraignant d'obligations et d'interdits a pour conséquence de générer une hypocrisie générale sur les livres effectivement lus. Bayard connaît peu de domaine à l'exception de la sexualité et de l'argent, pour lesquels il est aussi difficile d'obtenir des informations sûres que pour celui des livres.
Chez les universitaires, le mensonge est général. Bayard peut évaluer qui ment ou qui dit la vérité chez ses collègues professeurs parlant de livres qu'ils prétendent avoir lus. Il dit que les professeurs ayant vraiment lu un livre dont ils parlent sont rares.
Avouer ne pas avoir lu un livre inclus dans la liste des livres obligatoires, engendre de la culpabilité. Bayard veut soulager cette culpabilité.
Des manières de ne pas lire.
Chapitre Ier.
Les livres que l'on ne connaît pas.
La principale relation à l'écrit est de n'ouvrir aucun exemplaire de la quasi-totalité des publications. Même un grand lecteur ne pourra lire qu'une infime proportion des livres existants.
Tout le monde est donc obligé de s'exprimer sur des livres qu'il n'a pas lus. Le bibliothécaire de « l'homme sans qualités » de Musil n'ouvre jamais aucun livre mais ne s'interdit pas pour autant de les connaître et d'en parler.
Dans « l'homme sans qualités » il est question de la Cacanie, transposition humoristique de l'empire austro-hongrois et d'un mouvement patriotique « l'action parallèle » fondée autour de l'idée de profiter du proche anniversaire de l'empereur pour le fêter dignement et donner un exemple au monde à partir de cette célébration rédemptrice.
Les responsables de l'action parallèle sont des pantins ridicules à la recherche d'une « pensée rédemptrice ». Parmi eux se trouve le général Stumm « en allemand : muet ». Il s'est promis de trouver la pensée rédemptrice avant tout le monde pour l'offrir à Diotime, la femme qu'il aime.
Stumm se rend à la bibliothèque impériale pour mettre la main, de la manière la plus organisée possible, sur l'idée originale qu'il recherche.
La visite de la bibliothèque l'angoisse car elle le confronte au savoir sur lequel il n'a aucune prise.
Il réalise qu'il lui faudrait 10 000 ans pour lire les 3,5 millions de livres de la bibliothèque.
Bayard pense que cette rencontre avec l'infini des lectures possibles n'est pas sans rapport avec l'idée d'encourager à ne pas lire. Toute entreprise de lecture semble vaine face au nombre incalculable de livres publiés.
Mais le bibliothécaire de « l'homme sans qualités » a trouvé le moyen de s'orienter dans les millions de livres que comporte sa bibliothèque.
Il avoue au général que s'il connaît chacun des livres c'est parce qu'il n'en lit aucun lit !
Le secret de tout bon bibliothécaire est de ne jamais lire, de toute la littérature qui lui est confiée, que les titres et la table des matières.
Celui qui met le nez dans le contenu des livres est perdu pour la bibliothèque.
Jamais il ne pourra avoir une vue d'ensemble !
C'est l'amour des livres qui incite le bibliothécaire de Robert Musil à se cantonner prudemment en leur périphérie, de peur qu'un intérêt trop marqué pour l'un d'entre eux ne le conduise à négliger les autres.
Bayard pense que celui qui met le nez dans les livres est perdu pour la culture et même pour la lecture. Car il y a nécessairement un choix à faire, de par le nombre de livres existants, entre cette vue générale et chaque livre. La véritable culture doit tendre à l'exhaustivité et ne saurait se réduire à l'accumulation de connaissances ponctuelles.
Il faut s'intéresser aux rapports qu'entretient un livre avec les autres livres. Le bibliothécaire de Musil s'intéresse aux livres sur les livres. Il amène le général Stumm à la salle des catalogues, en principe interdite aux non bibliothécaires.
Les communications et les correspondances, c'est bien cela que doit chercher à connaître l'homme cultivé et non tel livre en particulier.
L'idée de « vue d'ensemble » c'est une connaissance intuitive des livres qui donne les moyens à certains privilégiés d'échapper sans trop de dommages aux situations où ils pourraient être pris en flagrant délit d'inculture.
La culture est d'abord une affaire d'orientation. Être cultivé, ce n'est pas avoir lu tel ou tel livre, c'est savoir se repérer dans leur ensemble, donc savoir qu'ils forment un ensemble et être en mesure de situer chaque élément par rapport aux autres.
De ce fait, n'avoir pas lu tel ou tel livre n'a guère d'importance pour la personne cultivée, car si elle n'est pas informée avec précision de son contenu, elle est souvent capable d'en connaître la situation, c'est-à-dire la manière dont il se dispose par rapport aux autres livres.
Ainsi Bayard a pu évoquer « Ulysse » de Joyce sans l'avoir lu et en ne voulant pas le lire car il sait que c'est une évocation d'une journée à Dublin en rapport avec l'odyssée.
Il existe des livres déterminants sur lesquels repose une certaine culture à un moment donné.
C'est cet ensemble que Bayard appelle la bibliothèque collective.
La particularité de la non lecture du bibliothécaire de Musil est que son attitude n'est pas passive mais active.
La non lecture n'est pas l'absence de lecture mais la capacité à s'organiser par rapport à l'immensité des livres, afin de ne pas se laisser submerger par eux.
Chapitre II.
Les livres qu'on a parcourus.
La vue d'ensemble concerne la situation du livre dans la bibliothèque collective et aussi la situation de chaque passage dans l'ensemble du livre. Être cultivé, c'est être capable de se repérer rapidement dans un livre qui n'oblige pas à le lire intégralement.
Parcourir les livres sans véritablement les lire n'interdit en rien de les commenter. C'est ce que faisait Paul Valéry. Une partie de son oeuvre est une dénonciation virulente des dangers de la lecture. Paul Valéry avait écrit : « je demeure peu lecteur, car je ne recherche dans un ouvrage que ce qui peut permettre ou interdire quelque chose à ma propre activité ».
Paul Valéry s'est rendu célèbre dans le domaine de la critique littéraire en mettant en doute la nécessité du lien communément établi entre l'oeuvre et l'auteur. Au XIXe siècle, il était traditionnel de considérer que la connaissance de l'auteur favorise celle de l'oeuvre. Paul Valéry pose que, contrairement aux apparences, l'auteur ne saurait expliquer l'oeuvre.
Proust le rejoint en défendant la théorie selon laquelle l'oeuvre littéraire est le produit d'un moi différent de la personne que nous connaissons et il illustre cette théorie dans la Recherche par le personnage de Bergotte.
Paul Valéry rendit hommage à l'oeuvre de Proust tout en se vantant de ne l'avoir presque pas lue.
Il s'appuya sur l'avis favorable de Daudet et Gide pour rendre hommage à Proust.
Paul Valéry avait hérité du fauteuil d'Anatole France à l'académie et il ne lui rendit pas hommage contrairement à la tradition car il ne connaissait rien de l'homme ni de son oeuvre.
Il ne cita pas même son nom dans le texte qu'il écrivit pour sa nomination à l'académie.
Anatole France était un « liseur infini » selon Paul Valéry et cela était comme une insulte.
Cet excès de lecture a eu pour conséquence de priver Anatole France d'originalité.
La culture porte en soi la menace d'enlisement dans les livres des autres, auquel il est indispensable d'échapper pour faire soi-même oeuvre de créateur.
Paul Valéry s'intéresse à l'idée de l'oeuvre, la poétique de la distance avec l'oeuvre.
Chapitre III.
Les livres dont on a entendu parler.
La culture et la capacité à situer les livres dans la bibliothèque collective et à se situer à l'intérieur de chaque livre. Cela permet d'exprimer une idée sur un livre sans l'avoir lu. Il suffit pour cela de lire ou d'écouter ce que les autres en écrivent ou en disent. La plupart du temps c'est bien ainsi que nous accédons aux livres.
Dans « le nom de la rose », Guillaume de Baskerville est un moine qui enquête sur une série de meurtres dans une abbaye du nord de l'Italie où se trouve la plus grande bibliothèque de la chrétienté.
Il découvre que les moines assassinés sont morts pour avoir tenté de lire un livre mystérieux jalousement gardé dans la bibliothèque et il parvient peu à peu à se faire une idée du contenu du livre et des raisons pour lesquelles celui qui en interdit l'accès s'est résolu au meurtre.
Ce livre en question s'intitule « hétérogène » et comprend un texte arabe, un texte syrien, une interprétation de la Coena cypriani, une parodie de la Bible et un texte en grec, celui pour lequel les meurtres ont eu lieu.
Ce texte c'est le volume de la célèbre poétique d'Aristote. Dans ce livre, Aristote s'intéresse à la question du rire à travers la littérature. Le meurtrier, Le moine Jorge avait empoisonné les pages du livre pour que ses victimes s'empoisonnent seules en tournant les pages.
Jorge condamnait le rire car il le jugeait antinomique de la foi. Ce n'est pas le rire seul qui effrayait Jorge mais sa caution par Aristote. Jorge voulait empêcher les moines de lire et commenter la poétique d'Aristote pour protéger la foi.
Guillaume de Baskerville a compris de quoi parlait Aristote dans le volume 2 de Poétique sans l'avoir lu car il sait que tout livre obéit à une logique et que Baskerville a lu le volume 1 de Poétique.
Il a aussi déduit le contenu du volume 2 de poétique par rapport au développement interne des autres livres d'Aristote et enfin grâce aux commentaires écrits par les moines assassinées ayant lu le livre interdit par Jorge.
Poétique 2 n'est pas un objet isolé mais participe de l'ensemble de cette bibliothèque dans laquelle il s'intègre naturellement. Pour Jorge, la lecture de poétique 2 pouvait modifier la lecture de la Bible. Un seul livre a donc la capacité de déplacer tous les autres dans la chaîne interminable de livres où ils sont associés.
Le roman d'Umberto Eco illustre ce fait que les livres dont nous parlons n'ont que peu de choses à voir avec les livres « réels » et ne sont bien souvent que des livres-écrans.
L'impossibilité d'avoir accès au texte ne fait aussi qu'accentuer le caractère projectif de l'ouvrage qui devient le réceptacle des fantasmes de Jorge (aveugle il ne peut plus lire et Guillaume ne veut pas toucher les pages empoisonnées).
Jorge fait du livre d'Aristote le prétexte de ses angoisses devant les problèmes de l'Eglise et Baskerville y voit un élément supplémentaire dans sa réflexion relativiste sur la foi.
Pour se convaincre que tout livre dont nous parlons est un livre-écran il suffit de confronter les souvenirs d'un livre aimé de notre enfance avec le livre « réel ». Notre mémoire des livres est sans cesse réorganisée. Ce caractère de livre-écran donne une place majeure à ce que le lecteur sait ou croit savoir du livre et donc aux propos échangés à son sujet. Le livre apparaît comme un objet aléatoire sur lequel nous discourons de manière imprécise, un objet avec lequel interfèrent en permanence nos fantasmes et nos illusions.
Chapitre IV.
Les livres que l'on a oubliés.
La lecture n'est pas seulement connaissance d'une texte ou acquisition d'un savoir. Elle est aussi, et dès l'instant elle a cours, engagée dans un irrépressible mouvement d'oubli. Ce processus est inéluctable et se prolonge jusqu'au moment où tout se passe comme si on n'avait pas lu le livre et où on rejoint le non lecteur.
Échanger sur les livres, c'est partager des souvenirs approximatifs et remaniés en fonction des circonstances du temps présent.
Montaigne reconnaissait dans ses «Essais » qu'il oubliait les livres qu'il avait lus.
Il lui arrivait même de se demander s'il avait lu tel ou tel livre.
Montaigne se souvient de certains livres qu'il n'a pas aimés. Le facteur affectif est déterminant dans la substitution du livre-écran à l'hypothétique livre réel.
Incapable de se souvenir, Montaigne résout ce problème de mémoire au moyen d'un impétueux système de notes figurant en fin de volume.
Il a communiqué ses notes aux lecteurs en pratiquant l'auto-citation.
Avec ses amis, Montaigne, donne le sentiment d'effacer toute limite entre lecture et non-lecture. N'importe quel livre lu ou non finissant par équivaloir à n'importe quel autre.
Nous ne gardons pas en mémoire des livres homogènes mais des fragments arrachés à des lectures partielles, des bribes de livres falsifiées, analogues aux souvenirs-écrans dont parle Freud, qui ont surtout pour fonction d'en dissimuler d'autres.
Il est vital de garder à l'esprit que les lecteurs les plus consciencieux avec lesquels ils nous arrive de dialoguer sont d'abord, à l'image de Montaigne, des non lecteur involontaires, y compris pour les livres qu'ils s'imaginent en toute bonne foi maîtriser.
Des situations de discours.
Chapitre 1 : dans la vie mondaine.
Il pourra arriver, lors d'une soirée, que la conversation se porte sur un livre que nous n'avons pas lu et que nous soyons contraints-parce que le livre en question est censé être connu de toute personne cultivée ou par ce que nnous avons commis l'erreur de dire que nous l'avons lu-d'essayer de faire bonne figure.
Dans le « troisième homme » de Graham Greene, Martins se retrouvent aliènent pour voir Harry Lime son ami d'enfance. Mais il apprend que Lime est mort renversé par une voiture. Interrogeant les témoins, il se persuade que son ami a été assassiné.
Mais Lime s'est fait passer pour mort car il est un escroc. Quand Martins l'apprend, il collabore avec la police pour le faire arrêter.
Martins est écrivain de romans westerns sous le pseudonyme Buck Dexter.
Les services culturels de l'ambassade le confondent avec un autre Dexter, un romancier élitiste. Cette confusion lui permet d'être logé à l'hôtel sans payer.
Mais un soir Martins est emmené de force pour donner une conférence littéraire et doit commenter les oeuvres de son homonyme. Il ne comprend même pas les questions du public et répond n'importe quoi ce qui n'a pas d'incidence directe.
Crabbin, le représentant des services culturels saitque Dexter est en difficulté et veut l'aider mes l'enfonce sans le vouloir quand Dexter avoue que l'auteur qu'il inspire est Zane Gray. Crabbin dit que Zane Gray n'est même pas un écrivain. Martins/Dexter ne se considère généralement pas comme écrivain mais finit par le devenir en se voyant publiquement dénier cette qualité.
Martins ridiculise Crabbin en lui faisant avouer qu'il n'a pas lu Zane Grey et donc qu'il ne sait pas de quoi il parle. Finalement Martins s'en sort bien car il fait preuve d'assurance quelles que soient les questions posées.
Quand Martins prétend ne pas connaître James Joyce il fait un effet énorme car seul un grand écrivain peut prendre cette attitude arrogante si originale.
Il est fréquent que les différents interlocuteurs n'aient pas lu celui dont ils discutent ou n'aient fait que le survoler, et c'est alors véritablement des livres différents qu'ils commentent. On pourrait nommer bibliothèque intérieure cet ensemble de livres-sous-ensemble de la bibliothèque collective que nous habitons tous-sur lequel toute personnalité se construit et qui organise ensuite son rapport aux textes et aux autres.
La bibliothèque intérieure est celle où figurent certes quelques titres précis, mais qui est surtout constituée, comme celle de Montaigne, de fragments de livres oubliés et de livres imaginaires à travers lesquels nous appréhendons le monde.
Ainsi ne parlons-nous jamais entre nous d'un seul livre, mais de toute une série en même temps qui vient interférer dans le discours par le biais de tel titre précis, chacun renvoyant à l'ensemble d'une conception de la culture dont il est le symbole temporaire.
Dans nos échanges, nos bibliothèques intérieures entrent en relation avec celles des autres au risque de provoquer des frictions ou des conflits. Ces livres accumulés nous ont fabriqués peu à peu et ne peuvent plus sans souffrance être séparés de nous. Les paroles qui éraflent les livres de nos bibliothèques intérieures, en s'en prenant à ce qui est devenu une partie de notre identité, nous déchirent par moments jusqu'au plus profond de nous-mêmes.
Chapitre deux : face à un professeur.
Bayard avoue, qu'en tant que professeur, il a dû commenter en public des livres qu'il n'avait pas lus. Il a tenté de se rassurer en se disant que ceux qui l' écoutaient ne les avaient pas lus non plus. Cette situation ne perturbe pas ses étudiants à qui il arrive fréquemment d'intervenir avec pertinence ou précision sur les livres qu'ils n'ont pas lus en s'appuyant sur les éléments que Bayard leur a communiqués.
Bayard évoque l'expérience de Laura Bohannan, un anthropologue États-Unienne à qui un collègue anglais avait dit que les États-Uniens ne pouvaient pas comprendre Shakespeare. Elle avait répondu que la nature humaine était la même partout. Mise au défi de le prouver, elle partit en Afrique de l'Ouest pour lire Shakespeare à la tribu des Tiv.
Elle leur lut Hamlet tout en leur expliquant la pièce. Mais la différence de culture engendra des problèmes, quand Laura expliqua l'apparition du fantôme d'Hamlet père.
Pour les Tiv, ce n'était pas le chef défunt mais un signe envoyé par un sorcier.
Quand Horatio a un conseil à demander il va trouver Hamlet fils mais pour les Tiv c'est impossible car c'est aux anciens de régler les problèmes et en l'occurrence Hamlet père a un frère envie, Claudius.
De plus les Tiv voulaient savoir si Hamlet père et Claudius avaient la même mère, or Shakespeare ne l'avait pas précisé.
Quand Laura Bohannan évoque le remariage de Gertrude, les Tiv ne comprennent pas pourquoi elle a mis autant de temps à se remarier après la mort de son mari alors qu'en Occident on se formalise, au contraire, de la rapidité avec laquelle Gertrude s'est remariée.
Deux ans, c'était trop long pour les Tiv car il fallait un homme pour biner le champ d'une veuve.
Laura Bohannan n'arrive pas à expliquer la place éminente qu'occupaient les fantômes dans Hamlet et dans la société occidentale. Les Tiv ne croyaient pas aux fantômes ni en la survie après la mort.
Bayard appelle « livre intérieur » cet ensemble de représentations mythiques, collectives ou individuelles, qui s'interposent entre le lecteur et tout nouvel écrit, et qui en façonnent la lecture à son insu. Largement inconscient, ce livre imaginaire fait fonction de filtre et détermine la réception des nouveaux textes en décidant quels éléments en seront retenus et comment ils seront interprétés.
Dans le cas de ce livre intérieur collectif auquel sont attachés les Tiv, la manière dont Laura Bohannan lit Shakespeare se heurte aux théories sur les origines et sur la survie qui y sont contenues et qui forment le ciment du groupe.
S'il existe, pour chaque culture, un livre intérieur collectif, il existe aussi, pour chacun, un livre intérieur individuel, tout aussi actif, sinon plus, que le livre collectif dans la réception, c'est-à-dire la construction, des objets culturels.
Tissé des fantômes propres à chaque individu et de nos légendes privées, le livre intérieur individuel est à l'oeuvre dans notre désir de lecture, c'est-à-dire dans la manière dont nous recherchons puis lisons des livres.
Les livres intérieurs individuels le forment un système de réception des autres textes et interviennent à la fois dans leur accueil et dans leur réorganisation. Ils sont une grille de lecture du monde et des livres dont ils organisent la découverte.
Ce sont les livres intérieurs qui rendent si difficiles les échanges sur les livres, faute que puisse s'unifier l'objet du discours.
Chapitre III : devant l'écrivain.
Bayard évoque ses collègues auteurs de livres. Il est ennuyé quand ceux-ci lui demandent son avis sur leurs livres. Il parle d'un roman policier « Ferdinand Céline » de Pierre Siniac. Dans ce livre les personnages principaux sont des auteurs : Dochin et Gastinel qui ont écrit un roman policier « la java brune ». Ils sont invités à la télé pour parler de leur livre. Dochin reste hésitant.
Il ne termine pas ses phrases. La vérité c'est que Gastinel avait senti que le livre de Dochin serait un succès et avait décidé de le cosigner sans en avoir écrit une ligne. Dochin avait cédé car Gastinel l'avait forcé à boire, l'avait emmené chez lui avec une femme qu'il avait violée et écrasée.
Il avait filmé Dochin en train de se pencher sur le corps de la femme.
Gastinel avait glissé discrètement les papiers de Dochin sur le corps de la fille.
Dochin était menacé d'accusation au moyen d'une cassette vidéo pour un crime qu'il n'avait pas commis. Gastinel avait forcé l'animateur de télé à ne pas lui poser des questions trop précises sur le livre.
Bayard évoque la réaction des écrivains face à leurs lecteurs.
Tout écrivain qui a discuté un peu longuement avec un lecteur attentif, ou lu un article assez long à son sujet, connaît cette expérience d'inquiétante étrangeté où il se rend compte de l'absence de correspondance entre ce qu'il a voulu faire et ce qu'il en a été compris.
Cette expérience, désagréable avec un lecteur n'ayant rien compris au projet du livre, est peut-être paradoxalement plus douloureuse encore quand le lecteur est bien intentionné et l'a apprécié.
Un lecteur peut démoraliser l'auteur en énonçant les raisons qui l'ont poussé à apprécier le livre.
Notre livre intérieur n'est transmissible à personne et superposable à aucun autre d'où l'incompréhension existant entre l'auteur et ses lecteurs.
Chapitre IV : avec l'être aimé.
Il est banal de dire que nos relations sentimentales sont marquées en profondeur par les livres et cela depuis notre enfance.
Elles le sont d'abord par l'influence que les personnages de roman exercent sur nos choix amoureux, en traçant des idéaux inaccessibles auxquels nous essayons, souvent sans y parvenir, de plier les autres. Plus subtilement, les livres aimés dessinent l'ensemble d'un univers que nous habitons en secret et où nous souhaitons que l'autre puisse venir prendre place à titre de personnage.
Avoir des lectures communes est l'une des conditions d'une bonne entente amoureuse. D'où la nécessité, dès le début de la relation, de se montrer à la hauteur de l'être aimé, en lui faisant sentir la proximité de nos bibliothèques intérieures.
Bayard évoque le film « un jour sans fin » dans lequel Bill Murray joue Phil Connors, un présentateur de météo condamné à revivre la même journée avec sa productrice, jouée par Andie McDowell pour couvrir le « jour de la marmotte ». Le 2 février, à Punxsutawney, on sort une marmotte de son abri et en fonction de sa réaction, on décide que l'hiver durera ou non encore six semaines.
Phil espère rentrer chez lui le soir même mais une tempête le bloque avec sa productrice et son caméraman.
Il comprend peu à peu qu'il revit la même journée. D'abord cela l'angoisse puis il en tire profit. Il sait qu'il peut échapper à la mort car après s'être jeté dans un ravin avec sa voiture, il se réveille quand même le matin du 2 février.
Il profite de ces répétitions pour apprendre à connaître sa productrice et à la séduire. Il peut même corriger ses erreurs. Il note sa boisson favorite pour commander la même le « lendemain » et corriger l'erreur de porter un toast à la marmotte en portant un toast le « lendemain » à la paix dans le monde comme le souhaite la femme qu'il veut séduire.
Petit à petit, Phil apprend à prononcer pour sa belle le récit qu'elle veut entendre dans un monde idéal.
Après l'avoir blessée en se moquant de son parcours universitaire, il se corrige en lisant à la bibliothèque municipale de la poésie italienne du XIXe siècle puisque c'est ce qu'elle a étudié.
Contraint à parler de livres qu'il n'a pas lus, il lui suffit de distendre d'une journée les quelques secondes de sa réplique pour venir exactement coïncider avec le désir de l'autre.
Se donner le temps d'étudier avec soin les livres marquants de l'autre au point de finir par avoir les mêmes, telle serait peut-être la condition d'un véritable échange à propos de la culture et d'une coïncidence parfaite des livres intérieurs.
Peut-être un amour idéalement partagé devrait-il en effet donner accès aux textes les plus secrets sur lesquels l'autre est construit. Mais il faudrait pour cela une extension indéfinie du temps dans les livres intérieurs sont faits de fragments incomparables d'images et de discours.
Comme dans « un jour sans fin » seul un arrêt artificiel du temps et du langage permettrait de s'approcher des textes immuables enfouis en nous, alors qu'ils sont dans la vie courante pris dans un mouvement irrésistible qui les transforme sans cesse et rend impossible tout espoir de coïncidence.
Bayard pense que la plupart du temps, nos discussions avec les autres sur les livres devront malheureusement se faire à propos de fragments remaniés par nos fantasmes personnels.