Il y a (déjà) 2 ans de cela, lors d’une émission pour Podcast Science sur l’arbre du vivant, j’avais évoqué en passant une controverse concernant les relations de parenté entre les animaux (dont le pseudo chez les scientifiques est ‘métazoaires’). Je m’autocite:
Quels sont donc les différents groupes de métazoaires? Et bien là, on arrive à un point où la communauté scientifique connaît plus de remous. Qu’à cela ne tienne, je vous tiendrai au courant si tout ce que je dis aujourd’hui subit une nouvelle révolution suite à des découvertes fondamentales ultérieures.
Chers lecteurs, c’est avec une joie non dissimulée que je vais vous rapporter aujourd’hui ces fameux remous, vu qu’un pavé vient de tomber dans la soupe phylogénétique avec un article publié dans la revue scientifique Science. Pour comprendre le sujet il faut que je vous parle des différentes lignées qu’on retrouve dans le groupe des métazoaires (aka les animaux). Les métazoaires forment un groupe qu’on qualifie de monophylétique, c’est à dire que toutes les espèces de métazoaires sont, en terme de parenté, plus proches entre elles que de toutes autres espèces. Nous, métazoaires avons hérité de certaines innovations évolutives de notre dernier ancêtre commun, comme notre capacité à produire du collagène, la structure de notre spermatozoïde, la production asymétrique de nos gamètes femelles, nos liaisons cellulaires particulières appelées desmosomes, etc. Les plus proches cousins des métazoaires, ce sont des organismes unicellulaires qui peuvent vivre en colonies: les choanoflagellés.
Les lignées que j’évoquerai dans ce billet sont les éponges (Porifera), les placozoaires, les cnidaires, les cténaires et la lignée des bilatériens (qui doit comprendre presque la totalité des animaux que vous connaissez). Un tour d’horizon s’impose!
Bon, pour le citoyen lambda, une éponge, ça évoque soit ça:
A la rigueur ça:
Mais les éponges sont rarement considérées comme des animaux. Et pourtant il existe plus de 10000 espèces d’éponges qui forment un groupe très diversifié (Porifera) et qui, sous leur apparence placide, ont acquis au cours de l’évolution de nombreuses caractéristiques complexes (Nicobola du blog Les poissons n’existent pas, explique ça mieux que moi). Cependant, et comme en témoigne la vidéo suivante, l’activité la plus remarquable d’une éponge est sa capacité à filtrer l’eau pour se nourrir:
Niveau activité, c’est peu impressionnant. Et même lorsque certaines éponges troquent leur mode de nutrition par filtration pour une chasse aux crustacés avec des pièges ressemblant à du velcro, ça reste tout de même assez peu nerveux…
Passons maintenant au groupe des Placozoaires. Alors on parle d’un groupe, mais il faudrait plutôt parler d’intrus: les placozoaires ne sont représentés actuellement que par une seule espèce: Trichoplax adhaerens (découverte en 1883 dans un aquarium d’eau de mer autrichien).
Non content de la jouer solo, Trichoplax représente aussi une incongruité en terme d’organisation morphologique. En gros c’est un tapis de cellules capable de ramper et de digérer des fragments de bouffe. Bref, c’est une bestiole franchement pénible à placer dans l’arbre phylogénétique des animaux. Par contre c’est un poil plus actif qu’une éponge:
Vient le tour des cténaires! S’il fallait trouver une bestiole qui ressemble le plus à un extraterrestre, je vous conseille de piocher soit dans le groupe des cténaires, soit dans celui des tuniciers appendiculaires sur lesquels j’ai bossé. Pas étonnant que James Cameron s’en soient inspirés dans Abyss ou dans Avatar.
Il existe 200 espèces de cténaires appelées aussi cténophores, venant du grec κτείς 'peigne' and φέρω 'porter': en effet, elles portent généralement 8 rangées de cils (les fameux peignes) qui, grâce à leurs battements, leur servent à nager. Ces mouvements créent un fantastique effet d’iridescence lumineuse (j’avais posé l’option sur l’utilisation du terme arcs-en-cils):
Pour mieux les présenter, voici une vidéo provenant du (fantastique) site Les Chroniques du Plancton:
Bien qu’ayant moi même réalisé des vidéos de ces fantastiques créatures (ici et là), elles ne rendent pas justice à leur envoutante beauté et je vous ai donc compilé un petit panaché de vidéos de différentes espèces de cténophores. La globuleuse Pleurobrachia pour commencer:
Puis la lobée Bolinopsis infundibulum:
Voici la tachetée Leucothea pulchra:
Découvrez l’écarlate Lampocteis cruentiventer :
Et enfin l’allongée Cestum veneris ou ceinture de vénus que Barbu avait déjà esquissé lors d’une animation de Strip Science au Festiblog:
La 4ème lignée, les cnidaires, vous semblera probablement plus familière puisqu’on y retrouve les méduses, les anémones, les coraux, etc. Voici une vidéo de Rhizostoma octopus, un exemple parmi tant d’autres!
Et puis il y a enfin la lignée des Bilatériens, la lignée à laquelle nous, humains, nous appartenons, mais aussi, en guise d’exemple, cet écureuil bourré:
Donc voilà, vous avez la photo de famille, les 5 grandes lignées de métazoaires. Maintenant il faut mettre de l’ordre dans tout ça, c’est à dire de classer ces groupes en terme de relation de parenté (de la phylogénétique pour ceux qui suivent: la discipline qui permet de déterminer qui est plus proche de qui). Quand j’ai rejoint la communauté scientifique des phylogénéticiens, le consensus concernant la phylogénie des métazoaires était le suivant:
On avait d’un côté les branches ayant divergé le plus tôt: les Eponges (Porifera) et les Placozoaires. Par contre, difficile de dire qui, des éponges et des placozoaires, aurait divergé du reste des métazoaires en premier. Puis les 3 autres lignées (cténaires, cnidaires et Bilatériens) formeraient un groupe frère, celui des Eumétazoaires. Cette phylogénie était soutenue par pas mal de critères morphologiques et un bon nombre de données moléculaires et a tenu la route pendant près de 30 berges! Dans le cadre de cette phylogénie, il y a une certaine harmonie de la répartition de la complexité structurale. En effet, les éponges n’ont par exemple pas de véritable organisation de leurs cellules en tissus, on ne trouve pas de symétrie, elles n’ont pas de neurones ou de muscles. C’est grosso-merdo le même topo pour le placozoaire qui n’est au final qu’un disque mou de deux couches de cellules. Par contre, la situation change pour les 3 autres lignées dans lesquelles on trouve systématiquement une organisation en tissus cellulaires, mais aussi la définition d’axes ou plans de symétries. Chez les cnidaires, on trouve un axe de symétrie qui définit une symétrie dite radiale:
Chez les cténaires, elle est biradiale:
Et enfin il existe un plan de symétrie bilatéral chez les bilatériens (comme de par hasard):
Pour couronner le tout, les 3 lignées possèdent des neurones et des cellules musculaires. Chez les cténaires et les bilatériens, les cellules musculaires semblent avoir aussi une même origine embryonnaire: une structure appelée mésoderme. Le mésoderme est l’un des trois tissus embryonnaires qu’on peut trouver chez les bilatériens et les cténaires, les deux autres étant l’ectoderme et l’endoderme. Chez les placozoaires et les cnidaires on ne compte que 2 tissus embryonnaires: l’ecto- et l’endoderme, et chez les éponges on ne trouve au final qu’un seul tissu embryonnaire. Voici un schéma résumant l’état des choses:
Du coup, la répartition de ces innovations évolutives dans l’arbre que je vous ai montré tout à l’heure permettait de voir une certaine progression de la complexité au fur et à mesure que les groupes divergent au sein des métazoaires (et vous savez ce que je pense de cette vue progressive…). Le scénario est le suivant: le dernier ancêtre commun de tous les métazoaires était probablement un animal ayant franchi la ligne entre vie coloniale et véritable organisation multicellulaire. Les deux premiers groupes à diverger comprennent des organismes sans symétrie, ni neurones, ni muscles. Ces innovations évolutives ne sont acquises qu’au sein du groupe des eumétazoaires qui, vraisemblablement, possédait d’abord une symétrie radiale.
Cette vue des relations de parenté entre les différents métazoaires a reçu sa première secousse en 2008. Ce qu’on pouvait reprocher aux phylogénies précédentes, c’est que le nombre d’espèces considérées et le nombre de données moléculaires pris en compte était relativement faible. C’est pourquoi une équipe de chercheur s’est mis en tête de collecter et d’analyser une gigantesque collection de donnée provenant d’animaux très divers. Il s’agissait de séquences d’ADN provenant de 77 espèces différentes en s’arrangeant pour que toutes les lignées importantes des métazoaires soient bien représentées. L’un des efforts remarquables de cette équipe de chercheurs avaient été donc de collecter des données provenant des cténaires qui sont quand même des bestioles assez fragiles et complexes à élever en aquarium. Avec 150 gènes différents, l’analyse phylogénétique a nécessité près de 100 ordinateurs et des mois de calculs pour donner un résultat convainquant. L’arbre obtenu ressemble à ça:
En fait, la plupart de ces données corroboraient les précédentes phylogénies: on y trouvait bien le bilatériens en une seule lignée, les tuniciers comme groupe frère des vertébrés… Bref, c’était plutôt une bonne nouvelle pour les anciennes phylogénies! Sauf pour un détail assez improbable: la position des cténaires. Dans cet arbre, les cténaires se trouvent être le groupe frère de tous les autres métazoaires. En d’autres termes, cette phylogénie semblait suggérer que nous, humains, étions plus proches, en terme de parenté, avec les éponges que des cténaires! On peut résumer ça comme ça:
Alors certes, on a rien contre les éponges, mais quitte à choisir, je suis sûr que la plupart d’entre vous choisirait volontiers un cousin proche qui gigote, qui a des neurones et des muscles, plutôt qu’un amas de cellules qui pompe de l’eau! Je vous rappelle qu’on nous a déjà fait le coup avec les tuniciers et que c’est pas très agréable!
Heureusement pour notre égo, en 2008, les premières critiques furent assez formelles: 77 espèces, c’est bien joli, mais si vous comparez seulement 150 gènes, ça craint du boudin. Dans le doute, on a donc gardé l’ancienne phylogénie dans les manuels et dans notre esprit.
On en vient donc à la publication de Science dont je vous parlais en introduction. Dans cet article, on annonce d’abord l’achèvement du premier séquençage complet du génome d’un cténaire, Mnemiopsis leidyi.
Avec ce génome complet à disposition, on se trouve pour la première fois dans la situation où chaque lignée des métazoaires possède au moins une espèce dont on détient l’intégralité de l’information génétique. Du coup, on peut troquer les 150 gènes de l’étude de 2008 avec l’intégralité des gènes de toutes ces espèces! L’équipe ayant séquencé le génome du cténaire l’ont donc comparé à 12 autres espèces de métazoaires au génome entièrement séquencé. Ils ont complété cette étude avec une autre analyse comprenant 58 espèces mais des données plus fragmentaires (pas de génomes complets). Dans ces deux types d’analyses, le bilan est formel: les cténaires sont bel et bien le groupe frère de tous les autres métazoaires:
En plus de faire très mal au cul, la confirmation de cette phylogénie soulève tout de même pas mal de question évolutives, à commencer par l’évolution du système nerveux et de l’origine du mésoderme. Et bien une fois l’arbre établi, la répartition de ces caractères suggère d’une part que le dernier ancêtre commun de tous les animaux possédait un système nerveux, système qui aurait été perdu indépendamment chez les éponges et les placozoaire (c’est vrai, après tout, à quoi bon s’embarrasser d’un réseau de neurones quand on veut filtrer ou ramper toute la journée…). Plus strange: l’origine embryonnaire des tissus musculaires. Selon cette nouvelle phylogénie, le mésoderme constituerait une convergence évolutive (yeah!) entre les bilatériens et les cnidaires. Il s’agirait donc d’un tissu acquis indépendamment au cours de l’évolution dans ces deux lignées d’animaux. Voilà de quoi résumer ces résultats:
Alors maintenant, attendez-vous tout de même à une levée de bouclier de la part d’une partie de la communauté scientifique qui va émettre de nombreuses critiques (extrêmement pertinentes) concernant les méthodes d’analyses et le jeu de donnée utilisé. Au final on peut s’attendre qu’un consensus sera véritablement atteint lorsque l’on aura séquencé beaucoup de génomes appartenant à chacune des lignées et employé les meilleurs analyses possibles et imaginables.
Mais je ne peux m’empêcher de me réjouir: Et d’une, la classique marche du progrès prend de nouveau du plomb dans l’aile et ça fait un bien fou. Et de deux, nous avons ici la perspective de voir les animaux les plus cools du monde prendre la place de nos cousins les plus éloignés au sein des métazoaires…
Sachant que certains de nos points communs permettent de dresser le portrait de l’ancêtre de tous les animaux, ça me réjouit un peu plus que quand ce portrait était à établir en se comparant à lui:
Liens:
Article Les poissons n’existent pas
Plankton Chronicles
Article Boston Globe
Article Science News
Article The Loom
Article ScienceShot
Article The Scientist
Article PhysOrg
Article Science News
Article DeepSea News
Article ArsTechnica
Article NIH
Références:
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Ryan JF, Pang K, Schnitzler CE, Nguyen A-D, Moreland RT, Simmons DK, Koch BJ, Francis WR, Havlak P, Smith SA et al: The Genome of the Ctenophore Mnemiopsis leidyi and Its Implications for Cell Type Evolution. Science 2013, 342(6164).
Rokas A: My Oldest Sister Is a Sea Walnut? Science 2013, 342(6164):1327-1329.
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