L’un est astrophysicien, l’autre explorateur. Tous deux vouent un amour sans bornes pour notre planète. Observateurs à l’intelligence aiguisée, ils échangent leurs regards sur le monde. Où en sommes-nous ? Où allons-nous ?
Entretien issu du supplément We Demain initiative paru à l'occasion du Parlement des Entrepreneurs d'Avenir, crée grâce au soutien de Generali. Lire : Parlement des entrepreneurs d'avenir : Et si l’entreprise avait les solutions ? sur Wedemain.fr
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We Demain : Destinée aux décideurs, la synthèse du cinquième rapport du Giec, qui servira de base aux négociateurs pour préparer le sommet climatique du Bourget en 2015, est sans appel : « L’influence humaine est bien la cause dominante du réchauffement climatique observé depuis le milieu du XXe siècle. » L’homme est-il plus que jamais un prédateur pour sa planète ?
Hubert Reeves : Plus il y a d’humains, plus la technologie évolue, et plus la tentation d’asservir la planète est grande. Avec des instruments qui deviennent de plus en plus puissants, l’homme parvient aujourd’hui à faire des choses prodigieuses. Comme réchauffer sa planète, ce qui n’est pas rien, ou acidifier l’océan. Ce mouvement a commencé il y a deux cent mille ans. Au début, nos ancêtres n’étaient pas très nombreux, pas très puissants. Mais, peu à peu, ils ont eu un impact de plus en plus ravageur sur leur planète. L’intelligence d’Homo sapiens lui a permis de survivre à une période où il était mal protégé : il a progressé, a appris à se défendre, à fabriquer des armes, l’arc, le fusil, des canons puis la bombe atomique. Il a reçu ce formidable cadeau de l’intelligence et cette capacité de progresser sans laquelle nous ne serions pas là. Progressivement, cette intelligence est devenue une arme dont il doit désormais reconsidérer la finalité. Car il a pris conscience qu’elle peut le mettre en péril.
Jean-Louis Étienne : L’homme est un mutant surdoué. Il a, comme le dit Hubert, créé des outils de plus en plus puissants qui impactent gravement la planète. L’animal naît et meurt avec le même « équipement » : plumes, griffes, sens de l’orientation. Il évolue, mais lentement. L’oiseau ne fera jamais l’acquisition du dernier GPS ! L’homme, lui, renouvelle constamment ses armes. Il est sorti de l’activité cyclique et « circulaire » de la nature qui fonctionne avec une production primaire, des « consommateurs » et des « recycleurs ».
« Là où croît le péril… croît aussi ce qui sauve » : Le titre de votre dernier livre est-il un acte de foi dans l’intelligence humaine ?
H.R. : À la fin du XIXe siècle, aux États-Unis, on coupait les séquoias, 60 millions de bisons avaient été massacrés, les baleines étaient menacées… Il y eut alors un groupe d’individus pour penser qu’il ne fallait pas seulement déplorer cette situation, mais faire quelque chose. Ce fut la naissance des grands mouvements écologiques qui arrivèrent en Europe au début du XXe siècle et qui sont à l’origine des conférences de Rio et Copenhague. L’humanité fut alors assez intelligente pour dire « On ne peut pas continuer comme ça, on est sur la mauvaise voie ». L’homme vivait avec cette idée, déjà présente dans la Bible et reprise par Descartes, qu’il était le chef-d’œuvre de la création et qu’il avait tous les droits ; qu’il devait mettre la nature à son service. Puis on s’est dit qu’il fallait repenser l’humanisme, que l’homme était une espèce parmi d’autres et qu’il dépendait des autres espèces. La règle de la nature veut que si vous ne vivez pas en harmonie avec elle, vous disparaissez.
Quelles implications le « mur », celui de la surchauffe du climat, peut-il avoir sur l’homme et sa planète ?
J.-L.É. : On ne ressent pas le réchauffement climatique : 0,8 degré par siècle, cela demeure imperceptible. C’est le bilan radiatif de la Terre qui est important. Il y a vraiment une éducation à faire de ce côté-là. Le réchauffement climatique, c’est du chaos à venir. L’Antarctique se réchauffe beaucoup plus que les autres régions du monde. Il change de couleur. Il était blanc avec de la glace sur l’océan et de la neige sur le continent : cela renvoyait le rayonnement solaire. On perd le potentiel froid de l’Antarctique. On a ouvert la porte du frigo… et on la laisse ouverte ! On va vers des détentes massives et brutales de chaleur accumulée à la surface des océans : les tempêtes tropicales se transforment en cyclone, les inondations se multiplient. Avec la fonte des glaces, le niveau des océans monte : une dysharmonie climatique est enclenchée. À l’instar des maladies chroniques, tant qu’il n’y a pas d’accident aigu, on ne se décide pas à se soigner. Il va vraiment falloir passer aux soins avant que les complications deviennent irrémédiables…
H.R. : Ce qui m’inquiète, ce sont ces villes que l’on voit pousser en Chine et en Afrique. Récemment, je suis allé à Chongqing, en Chine. Je n’avais jamais entendu parler de cette ville qui compte… 27 millions d’habitants ! J’y ai attrapé une pneumonie à cause du charbon transporté dans les charrettes : le vent souffle de la poussière de charbon. Le ciel est jaune, les habitants ne savent même pas qu’il peut être bleu.
J.-L.É. : Le réchauffement climatique a un impact sur la santé humaine. Les perturbations de l’écosystème qu’il génère sont à l’origine de nouvelles maladies virales comme le virus Ebola fixé par les chauves-souris. Manquant de nourriture, les singes ont mangé des chauves-souris et les hommes ont mangé du singe… Le danger viendra de l’infiniment petit, de ces mutants, les virus, qui vont sortir de la « niche » où ils vivaient avec des porteurs sains pour se mettre en relation avec d’autres espèces qui ne sont pas préparées à cela.
L’homme peut-il être menacé dans sa survie par son action néfaste sur la biodiversité ?
H.R. : La nature nous a donné gratuitement des choses indispensables : les vers de terre, les insectes, les abeilles, les marécages… Nous les détruisons à mesure que la population augmente. C’est la survie de l’aventure humaine – avec, entre autres, une pénurie alimentaire – qui, en l’espace de quelques décennies, peut être mise en cause. Heureusement, certains agissent. Je pense à cet institut d’écologie, en Bourgogne, qui restitue la pureté des eaux des marécages. Serons-nous assez rapides ? On est dans une course, un match entre deux forces : la détérioration et la restauration. Qui l’emportera ? On ne sait pas.
Quel est l’ennemi à combattre en priorité ?
J.-L.É. : L’acte majeur, c’est de limiter la production de CO2. C’est le coupable invisible. Le CO2 agit sournoisement, sur la durée, il y en a partout. Nous sommes tous des émetteurs coupables. Le problème, c’est qu’il touche la marche énergétique et donc la marche du monde. C’est donc compliqué de ralentir sa production. Nous devons aller très vite vers d’autres ressources énergétiques. Il y a de plus en plus de consommateurs, de pays en développement : même si on réduit notre émission, on est dépassé par la démographie, l’accès à l’énergie et le développement d’une grande partie de l’humanité.
J.-L.É. : Il y a bien sûr les énergies renouvelables. Les sources sont multiples. Le problème, c’est leur faible densité et leur dilution. Si on pouvait capter tout le vent, les vagues, le Soleil, on aurait de quoi alimenter la planète. Mais on ne peut pas mettre des capteurs partout.
H.R. : Le Soleil nous envoie dix mille fois plus d’énergie que celle dont nous avons besoin. Il suffirait d’en capter un dix millionième, mais c’est beaucoup ! La solution passe par le progrès technologique et l’art de récupérer avec plus d’efficacité le rayonnement solaire.
J.-L.É. : Il y a un gâchis total en solaire thermique, qui n’est pas la chaleur mais le rayonnement électromagnétique du Soleil capté par les corps noirs. Allez au pôle habillé en noir : s’il y a un bon soleil, même par – 25 °C, votre parka est chaude : on peut faire de l’eau chaude quelle que soit la température extérieure. L’alternance des énergies est une solution, tout comme le stockage de l’électricité, qui fait des progrès.
Les solutions existent, mais un certain optimisme peut-il raisonnablement être de mise ?
H.R. : Il faudrait diminuer le gaz carbonique de 80 % alors que, dans les faits, on l’augmente de 3 % par an. La déforestation en Indonésie s’accélère et, en même temps, on observe un mouvement de prise de conscience comme celui qui a été de mise aux États-Unis il y a cent cinquante ans. Dans les États, les villes, les communes, il se passe beaucoup de choses positives. Le problème, c’est de dépasser la période de lassitude psychologique que l’on traverse. Retrouver une position volontariste. Jean Monnet, à qui on demandait, dans les années 1950, s’il était pessimiste ou optimiste sur la réussite de l’Europe, répondait : « L’important n’est pas d’être optimiste ou pessimiste, c’est d’être déterminé. » Il faut faire ce qu’on pense nécessaire. S’inscrire dans un mouvement qui, s’il n’est pas perdu, peut être gagnant.
J.-L.É. : Je répète aux enfants que je rencontre qu’il ne faut jamais abandonner mais toujours persévérer. Il faut agir sur sa propre personne, sur un petit groupe d’individus, là où on peut intervenir. Plus la cible est lointaine, moins nous avons de solutions à proposer. Or, il est primordial d’apporter des solutions. Les grandes messes suscitent de l’espoir et créent du désespoir. La dernière, à Copenhague, a été un échec.
J.-L.É. : Beaucoup de gens agissent localement. Je suis président de l’Observatoire pyrénéen du changement climatique, qui travaille de part et d’autre des Pyrénées. Les scientifiques français et espagnols s’y rencontrent pour échanger sur les variétés qu’il faut planter, les retenues collinaires à mettre en place… Ce sont des actions concrètes.
Les citoyens, les associations jouent un rôle primordial. Les entreprises jouent-elles le leur ?
J.-L.É. : Les entreprises font beaucoup d’efforts pour optimiser leurs processus de fabrication et réaliser des économies d’énergie. J’en ai visité certaines comme Body Nature, qui a rénové des bâtiments pour les isoler et a installé des éoliennes.
H.R. : Il existe une nouvelle génération d’entrepreneurs. J’ai donné des conférences dans une entreprise de transports. Les chauffeurs étaient très éveillés à l’environnement. Ils soignaient leurs moteurs. Ils étaient très fiers.Cette fierté joue un atout considérable dans la bataille. La cause écologique est une des rares causes nobles, dont on peut être fier. Comme disait Mikhaïl Gorbatchev : « Il faut sauver la planète ! »
Les entrepreneurs d’avenir, qui tiennent leur troisième Parlement, sont-ils porteurs de solutions ?
J.-L.É. : Un véritable tissu d’économie circulaire se met en place. J’ai rencontré des entrepreneurs remarquables. Comme cette entreprise de recyclage d’aluminium près de Cahors qui produit des biellettes pour les pistons du matériel agricole Toyota. Ou les établissements Ferrari, qui fabriquent des bâches et réalisent les toiles tendues sur les stades de Montréal, en récupérant les anciennes qu’ils recyclent. Ces entreprises fonctionnent en économie circulaire. Souvent, elles vont plus loin, essaient d’avoir un peu de terrain, installent des nichoirs, des ruches : il s’agit alors d’une démarche globale à la fois sociale, énergétique et environnementale. Les jeunes entrepreneurs, ceux qui sont proches de l’outil de production, ont de plus en plus souvent une conscience écologique. J’ai monté une société il y a longtemps et j’ai compris combien l’entreprise était un outil social et environnemental capital, un outil qui ne vous appartient pas, qui doit aussi « redistribuer » sa richesse.
Les entreprises sont de plus en plus nombreuses à intégrer une démarche de responsabilité sociétale. Cela peut-il contribuer à faire bouger les lignes ?
J.-L.É. : La fierté que donne l’idée de prendre la bonne voie fait du bien à tout le monde. Aux employés tout d’abord. Quand on travaille dans une entreprise dont le patron est sensibilisé à l’écologie, on est fier d’y travailler. Ce cycle vertueux crée un « tissu » sensibilisé, un relationnel particulier. Ce sont autant de bourgeons, de germes de solutions. L’entreprise, c’est ce qui fait manger les gens, qui apporte l’argent dans le ménage. Si en plus on en est fier, ça change tout ! Ça repose souvent sur un chef d’entreprise qui s’est dit « On va changer quelque chose » et cela « irrigue » jusqu’aux familles des employés. C’est l’ensemble du niveau de l’entreprise qui s’élève. C’est une reconquête du sens civique. L’environnement, c’est du sens civique.
Chacun peut-il ressentir cette fierté de changer le monde ?
J.-L.É. : Lors d’une conférence, une dame est venue, de loin, m’interroger : « Je suis grand-mère, mes enfants sont casés. J’ai des petits-enfants à qui je voudrais transmettre quelque chose de beau. Que puis-je faire ? » Elle avait un jardin. Et des pommiers qu’elle « traitait ». Je lui ai conseillé de placer des nichoirs. « Vous attirerez ainsi les mésanges. Elles mangeront les pucerons et vous n’aurez plus besoin d’utiliser des produits. » Un jour, j’ai reçu un message : « C’est formidable, ça s’est passé comme vous me l’aviez annoncé ! » Elle a simplement recréé un écosystème dans son jardin…