Stratégie politique & technique électorale : l’efficacité prouvée du porte-à-porte
Publié Par Valentin Becmeur, le 13 décembre 2013 dans Non classéBaisse de la participation électorale et crise de la représentation
Que ce soit en Europe ou aux Etats-Unis, les études menées sur la participation politique montrent que les individus les plus impliqués dans la vie démocratique sont également les plus éduqués, ayant les revenus les plus élevés. La participation est plus faible chez les chômeurs et les électeurs peu diplômés, au niveau local comme au niveau national.
Dans son ouvrage Le cens caché, Le politiste Daniel Gaxie s’appuie sur de nombreuses données pour mettre en évidence ce décalage : il explique qu’on ne peut dés lors prétendre que les électeurs ont effectué un véritable « choix » par leur vote, dans la mesure où ceux-ci ne disposent pas tous des moyens de connaître et de maîtriser le champ politique ou ses problématiques. Leur choix peut ainsi reposer sur des critères très éloignés de la logique politique qu’on leur impute (par exemple, typiquement, choix à la « gueule » du candidat…). Les disparités en matière de participation politique et les conditions sociologiques de la formation du vote invalident donc par définition tout suffrage électoral.
Ce décalage au sein de la population se répercutent inévitablement sur ses représentants. En 1977, 42% des personnes interrogées lors d’un sondage TNS-Sofres estimaient que les hommes politiques se préoccupent « très peu ou pratiquement pas » de ce que pensent les Français. Aujourd’hui elles sont 85%. Tout aussi préoccupant, le « Baromètre de la confiance politique » du Cevipof (janvier 2013) indique que seuls 12% des Français font confiance aux partis politiques – et moins d’un sur deux ne font confiance ni à la droite ni à la gauche pour gouverner le pays.
Ces chiffres révèlent clairement la distance, la perte de confiance des citoyens voire la défiance envers leurs représentants. Mais en prenant en compte le progrès économique et technologique, l’écart qui se creuse entre les citoyens et la classe politique est paradoxale à plus d’un titre.
Des techniques de campagnes électorales toujours plus sophistiquées
Tout d’abord, premier paradoxe, malgré une augmentation du niveau de vie des Français depuis les années 80 la participation n’a cessé de décroître. C’est bien un paradoxe : si la participation augmente avec le niveau d’éducation et le revenu d’un individu, on devrait s’attendre à ce que le nombre d’électeurs actifs soit plus élevé. Or, les abstentionnistes sont proportionnellement plus nombreux aujourd’hui qu’il y a trente ans…
Ensuite, à l’ère des nouvelles techniques de l’information et de la communication, nous n’avons jamais été autant interconnectés et informés : nous pouvons quasiment suivre l’actualité en temps réel et la commenter en direct avec des millions d’internautes. Les électeurs sont sollicités de toutes parts. E-mailing, phoning, marketing par sms vocal, buzz et pubs virales sur les réseaux sociaux… Les moyens mis à disposition des partis sont impressionnants et leur permettent de contacter des millions de personnes d’un simple clic.
C’est sans commune mesure avec les techniques des campagnes d’il y a un demi-siècle à peine. Dans les années 50, lors des campagnes américaines, les partis politiques devaient coordonner des centaines de milliers de volontaires pour les envoyer frapper aux portes dans tout le pays. Le premier débat présidentiel télévisé – opposant alors Nixon et Kennedy – date tout juste de 1960.
Dans les décennies qui suivirent, la politique américaine s’est modernisée et les techniques de campagnes sont devenues de plus en plus sophistiquées. Dans les années 80 et 90, les campagnes mirent au cœur de leur stratégie la publicité télévisuelle ciblée (diffusion de clips par tranches horaires et régions) et le marketing individualisé (les électeurs reçoivent chez eux des courriers personnalisés tenant compte e leurs caractéristiques et de leurs préférences).
Pourtant, ces techniques toujours plus perfectionnées semblent de moins en moins bien fonctionner. Pourquoi ça ne marche pas ? Pourquoi l’écart entre électeurs et politiques continue-t-il de se creuser ?
La technique du porte-à-porte : une efficacité prouvée
Alan Gerber et Donald Green, deux chercheurs en sciences politiques, ont émis l’hypothèse que l’évolution des modes de mobilisation des électeurs explique au moins en partie la montée de l’abstention. Car les techniques sophistiquées évoquées plus haut ont toutes un point en commun : l’absence de contact réel entre les électeurs et les candidats à une élection. Internet connecte les utilisateurs entre eux, mais les limite en même temps à un rapport essentiellement virtuel. Le contact personnel direct, tel qu’un démarchage en porte-à-porte, permettrait donc d’augmenter la participation électorale…
C’est justement ce que montre le livre Porte-à-porte, Reconquérir la démocratie sur le terrain, de Guillaume Liégy, Arthur Muller et Vincent Pons, preuves scientifiques à l’appui. L’efficacité du porte-à-porte est manifeste dans la quête de nouveaux suffrages. Les candidats qui ont réhabilité cette technique lors de leurs campagnes l’ont tous emporté : Obama aux USA, Hollande en France…
Les résultats des expériences menées lors d’une campagne électorale par Alan Gerber et Donald Green sont éloquents : de toutes les techniques utilisées, c’est le porte-à-porte qui a le plus élevé la participation électorale, loin devant le courrier puis les appels téléphoniques. Grâce au contact direct entre les volontaires pour faire du porte-à-porte et les électeurs contactés de la sorte, la participation de ces derniers a augmenté de 12,8 points de pourcentages. L’effet des courriers n’est en revanche que de 2,5 points, et l’effet des appels téléphoniques quasiment nul.
Les démocrates US, le PS… Question : le porte-à-porte serait-il réservé à la « gauche », au sens large ? Visant les minorités ethniques et les quartiers défavorisés, on pourrait le penser. Mais les auteurs de Porte-à-porte s’en défendent, et rappellent qu’Outre-Atlantique la technique a d’abord été remise au cœur de la stratégie du républicain George W. Bush et permis sa réélection en 2004.
A chaque parti de se réapproprier cette technique. C’est une technique militante mais par-delà les factions c’est la démocratie qui gagne. Le principe est de renouer le lien entre électeurs et candidats, citoyens et représentants, retrouver la confiance perdue et améliorer la participation politique.
Le problème est que la plupart des stratégies électorales sont fondées sur un préjugé, selon lequel l’abstention est une donnée sur laquelle il n’y a pas de prise. La plupart des responsables des partis considèrent en effet comme une perte de temps le fait de s’adresser aux abstentionnistes. Certains y voient même un risque : pousser aux urnes des personnes qui n’auraient de toute façon pas voté pour eux, et accorderaient alors leur suffrage à un adversaire. Mais en se concentrant sur les nouveaux moyens de communication comme l’envoi en masse de lettres ou d’e-mails, ils ne visent et ne peuvent en réalité toucher que les militants ou électeurs déjà engagés politiquement, déjà convaincus ou « convertis » – qui, à l’inverse, auraient de toute façon voté pour eux… Ils ne se rendent pas compte du manque à gagner, et gaspillent de précieuses ressources.
Deux stratégies fondamentales : persuader les indécis / mobiliser les abstentionnistes
« Si vous voulez être élu Président, adressez-vous à ceux qui ne votent pas » ! Voilà qui sonne comme un mot d’ordre. Pourtant, la stratégie peut sembler risquée. Au lieu de faire basculer les électeurs actifs situés au milieu du corps électoral, la bonne stratégie est de rendre actifs de nouveaux électeurs (clairement à droite ou à gauche).
Attention, il faut choisir entre l’une et l’autre : ces deux stratégies, persuasion des indécis OU mobilisation des abstentionnistes de son camp, sont en effet potentiellement rivales. Pourquoi ? Car le type de discours qui peut convaincre les électeurs les plus « durs » de son camp de voter en masse risque à l’inverse de faire basculer les indécis en faveur du candidat inverse. Il faut choisir, et – statistiques à l’appui – la stratégie de mobilisation apparaît globalement comme la meilleure.
La stratégie de mobilisation repose elle-même sur deux moyens, eux aussi potentiellement contradictoires, la mobilisation par le discours et la mobilisation par le terrain :
- La mobilisation par le discours consiste à mettre en avant des thèmes de campagne qui suscitent l’enthousiasme des électeurs de son camp et augmentent ainsi leur taux de participation ;
- La mobilisation par le terrain consiste à organiser en masse des actions militantes de terrain à destination des abstentionnistes de son propre camp.
La mobilisation par le discours risque de faire perdre d’un côté ce qu’elle fait gagner de l’autre. La mobilisation par le terrain comporte moins de risque : elle peut demeurer compartimentée, sans engager tout le discours de campagne. Mais elle demande des ressources très importantes : mobiliser des (dizaines de) milliers de volontaires requiert une organisation considérable et des moyens financiers, notamment pour les personnes responsables d’encadrer les volontaires.
Comment identifier la cible d’une stratégie de mobilisation par le terrain ? Collecter les résultats électoraux passés, et comptabiliser : le nombre d’abstentionnistes attendu dans son camp, et le nombre réel d’électeurs indécis. S’y ajoutent les abstentionnistes que l’on tente mobiliser et la fraction d’électeurs indécis que l’on peut espérer persuader de voter pour son camp. Les résultats des élections précédentes sont utiles pour identifier les bureaux de vote comptant la plus forte proportion d’abstentionnistes. Attention aux évaluations trop optimistes : dans certains territoires, solidement ancrés à gauche ou à droite, les déterminants socio-démographiques ou historiques sont trop forts pour être effacés en quelques mois (la réalisation d’une campagne de terrain basée sur le porte-à-porte est de 3 à 4 mois environ, précédant les élections).
Quelles actions concrètes lors d’une session de porte-à-porte ?
L’objectif principal du porte-à-porte est le suivant : exprimer en des termes simples, à quelqu’un qui voit la politique comme un monde étranger, ce qui sera décidé par le résultat des élections et pourquoi sa participation est importante. Pour atteindre cet objectif, des sorties épisodiques de porte-à-porte ne sont pas suffisantes.
Par ailleurs, il faut lever certaines craintes typiques des militants débutants en porte-à-porte : faut-il être un spécialiste de tous les dossiers du parti et de tous les points du programme en détail pour convaincre efficacement ses interlocuteurs ? Non. En réalité, ce qui compte, ce ne sont pas les connaissances mais les convictions. C’est la raison pour laquelle n’importe qui peut le faire.
Il serait non seulement inutile mais même contre-productif pour des volontaires de préparer leur porte-à-porte en révisant le programme de leur candidat et en préparant des argumentaires correspondant à ses différentes propositions. Il faut remplacer les argumentaires « tout fait » par un authentique témoignage personnel. L’impact de celui-ci pourra être amplifié grâce à quelques techniques élémentaires de storytelling.
Par exemple, comment donner un contenu émotionnel à son message ? La clé est simple : parler de ses propres convictions, à la première personne du singulier (et pas forcément le « nous » abstrait), en choisissant des exemples concrets qui permettent à l’interlocuteur de s’identifier à son propos. L’erreur de la plupart des militants français est de recourir trop souvent voire exclusivement à des principes abstraits généraux ou à des formules « clichés » entendues à la télévision. Il est en effet jugé plus « noble » d’appuyer ses convictions politiques sur un discours argumentatif plutôt qu’émotif, et les personnalités politiques françaises de premier plan utilisent d’ailleurs très peu le storytelling dans leurs grands discours, à la différence des politiques américains. C’est une erreur.
Pour éviter ces erreurs, il faut donc bien se préparer, mais pas dans le sens que l’on croit, pas en apprenant par cœur des arguments détaillées en fonction de telle ou telle proposition thématique. L’entraînement doit notamment consister à pouvoir se livrer de façon naturelle et sincère dans une discussion spontanée (« small talking »). Le programme de formations mis en place pour le PS par les auteurs du livre Porte-à-porte comportait un atelier qui demandait à chaque participant de réfléchir aux origines de son engagement politique, aux raisons qui l’ont poussé à participer à la campagne puis de les exprimer de manière parlante pour tous. Nous retrouvons là tous les principes fondamentaux de la communication interpersonnelle, bien éloignés de la rhétorique politicienne et du marketing institutionnel.
Certains points spécifiques à la communication partisane doivent toutefois être envisagés, comme l’importance d’être « identifiable » au premier coup d’œil : badge et écharpe de couleur par exemple. Cela facilite l’entrée dans les immeubles et l’accueil des habitants. D’autres points relevés par les auteurs de Porte-à-porte concernent le format des interventions qu’il faut réaliser en grand nombre : discussion de 5 minutes maximum ! Si personne n’ouvre la porte, y glisser un tract, etc. (voir « Frapper aux portes ou comment mobiliser pour les prochaines élections », qui est devenu le premier manuel français de référence pour faire une campagne « à la Obama »).
Un programme spécifique de formation peut d’ores et déjà être mis sur pieds pour les prochaines élections municipales, au bénéfice de partis autre que le PS. Les petites structures ont d’autant plus a gagner d’une campagne de porte-à-porte pour se faire connaître auprès de la population, plutôt que chercher désespérément à exister médiatiquement.
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