Qu’on le veuille ou non, il est devenu une allégorie de l’ère du temps, un marqueur indissociable de nos sociétés, un révélateur du capitalisme, l’un des cœurs névralgiques de la globalisation ultralibérale ayant souvent valeur symbolique d’exemplarité pour les plus jeunes. C’est dire s’il faut s’en occuper. Sérieusement.
Tendance. Avec l’hyper-spectacularisation des scènes sportives, diffusées en mondiovision et scénarisées à outrance, la culture de l’émotion immédiate a quelque chose de confondant. Après le match aller contre l’Ukraine, rien n’était à sauver, pas même certains joueurs titulaires quatre jours plus tard à Saint-Denis ; c’était unanime, indiscutable et non discuté ou presque. Et puis, au soir du match victorieux, à la faveur de trois buts mérités, ce fut une ivresse inversement proportionnelle aux émotions antérieures. Les psychodrames à rebondissements et l’absence de constance et de propos raisonnés témoignent, parfois, du degré zéro de nos consciences collectives. Un peu comme si le désamour pour le ballon rond et la détestation de nombreux de ses représentants constituaient périodiquement un sport national à partir duquel tout est possible, y compris l’inadmissible. Ne pas supporter l’ignorance crasse de certains joueurs et dénoncer leurs comportements souvent scandaleux est une chose. Se réjouir à l’avance de l’élimination de l’équipe de France, quitte à se dédire du jour au lendemain, en est une autre. Souvenons-nous, quand même, des propos récurrents de la famille Le Pen (sur le nombre de Noirs et d’Arabes en équipe nationale, sans parler des remarques nauséabondes sur le communautarisme des Antillais), illustration parfaitement paradoxale d’une vraie schizophrénie politique : ou comment une idée nationaliste et fascisante conduit certaines personnes à souhaiter la déroute de la France… Pour un peu, l’éventuel échec contre l’Ukraine aurait trouvé son origine dans les joueurs héritiers de l’immigration! Alain Finkielkraut se serait frotté les mains, comme il l’avait fait il y a quatre ans après le triste épisode de Knysna, en Afrique du Sud. Sélection «black-black-black» aurait-il répété une fois encore, stigmatisant un peu plus les quartiers populaires et ces « banlieues » pourvoyeuses de «voyous», comme miroir du milieu où ils ont grandi. Attention danger: le mépris social d’une partie des «élites» à l’égard du sport – doublé d’une islamophobie galopante et du corporatiste de certains journalistes – participe de la banalisation des idées ultranationalistes et xénophobes… Seulement voilà, ce sont ces mêmes joueurs qui, mardi 19 novembre, précisément au cœur des quartiers populaires de la Seine-Saint-Denis, ont inversé la tendance. Et là, on applaudit à tout rompre.
Passif. Avouons-le tranquillement: Didier Deschamps est décidément un type à part. Pour lui désormais, tout retour en arrière est impossible et tant mieux. En imposant «sa» nouvelle génération (Sakho, Varane, Pogba, Cabaye, Matuidi…) et un nouvel état d’esprit, il est peut-être le meilleur garant contre le divorce entre les citoyens et ceux qui doivent mouiller le maillot. Soyons clairs. Oui, nous partageons le haut-le-cœur provoqué par le déferlement d’indécences et de richesses du foot totalement soumis au monde marchand. Et oui, nous sommes souvent indignés devant l’attitude de certains joueurs dont la trajectoire sociale leur est montée à la tête au point de leur faire oublier leurs racines et le sens des réalités, à commencer par la plus banale d’entre toutes: ils nous représentent. Mais faut-il pour autant croire que rien n’est envisageable pour solder une bonne part du passif, par exemple redéfinir clairement des comportements dignes du bleu-blanc-rouge qu’ils portent?
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 22 novembre 2013.]