Le Port de Salalah
Un matin, à Salalah (Oman), entre deux reportages sur le féminisme et la piraterie, coup de téléphone au réveil.
- « Allo ? Christopher ? Bonjour, ça va ? Je suis Mohamed. Est-ce qu’il serait possible que tu viennes à notre bureau ? »
Moi, dans le coltard : « Euh … Oui mais, tu es qui au juste ? »
- « Je travaille avec le deputy CEO ! »
La veille, Susan, militante féministe dont j’écris le portrait, m’avait envoyé un sms pour me dire qu’elle avait donné mes coordonnées au meilleur ami de Peter Ford, l’ancien patron (CEO) du port de Salalah et source inépuisable d’informations sur la piraterie. Mohamed serait donc ce meilleur ami ? Chouette !
- « Aaah, ok ! J’arrive ! »
Une douche, un saut dans un taxi, et je me rends à la cafeteria située en face du poste de police, là où Mohamed m’a donné rdv. Il arrive, grand type parlant couramment anglais – que je n’ai jamais vu, mais lui, semble me connaître. On rentre dans le poste de police et il m’amène dans le bureau d’un autre mec.
On commence à papoter ; je commence mon interview comme toutes les interviews que je commence, en expliquant qui je suis, pour qui je travaille, les sujets qui m’intéressent et les questions que je me pose ; bref, les informations que je cherche. Puis je lui tends mon cahier pour qu’il m’écrive son nom, son âge, sa fonction, ses coordonnées (parce qu’en fait, je ne sais toujours rien de lui ni même quelles questions je peux lui poser) ; et il me répond : « je ne suis qu’un traducteur ! Tu es ici dans les bureaux du Criminal Investigation Department (département des enquêtes criminelles) et tu vas parler avec les officiers !« . Mohamed n’avait pas dit « Deputy CEO » mais « Deputy Officer ».
Ne t’inquiète pas, « ce n’est pas un interrogatoire »
Oups. Sérieux ? Génial ! Mais, comment ? Grâce à Susan ? Ou grâce aux demandes d’interviews que j’ai faite un peu partout ? Ça doit être le port de Salalah, qui leur a fait suivre mon mail ! Alors, en attendant les officiers de police, je papote, de tout et de rien, avec Mohamed ; de ses années d’étude à l’étranger, des séminaires de police auxquels il a participé aux quatre coins du monde en tant que traducteur ; de la piraterie, de la Somalie, du Yémen, et d’à quel point Oman est un pays fabuleux.
Les officiers arrivent. Je recommence l’interview, tout excité, comme j’avais commencé avec Mohamed. Ils me répondent : « plus tard » et Mohamed commence à traduire ce que l’officier de police raconte :
- « Tout d’abord, nous voulons te souhaiter la bienvenue à Oman. Tu es le bienvenu ici, et j’espère que tu te sentiras ici chez toi. »
- « Ah, merci ! »
- « Nous aimerions également préciser que tout ceci n’est pas un interrogatoire. C’est un simple bavardage de courtoisie, comme des amis qui se réunissent dans un café pour parler. Nous voulons simplement savoir qui tu es, ce que tu fais … »
- « Euh … ? »
- « Car, tu vois, Oman est un pays très sûr. A Salalah, on a un homicide tous les deux ans. Il n’y a aucun danger dans ce pays. Nous tenions à souligner cela, et nous n’avons rien à cacher. »
- « Euh … »
- « Tu vois, pour nous, c’est bizarre qu’un journaliste vienne depuis la France à Salalah, on a pas l’habitude mais pourquoi pas. Tu as un permis d’ailleurs ? Non ? Quelque chose qui te permette de t’identifier comme journaliste ? Tu sais qu’il faut avoir une autorisation officielle et une accréditation pour venir travailler en tant que journaliste ici ? Bon, mais surtout, ici, tu ne passes pas inaperçu : un mec qui a une tête d’Asiatique et qui dit qu’il est Français, ça nous semble bizarre, il fallait qu’on vérifie, tu comprends, mieux vaut prévenir que guérir« .
- « Euh … Oui … »
- « Alors on voulait juste discuter un peu avec toi. Tu comprends, juste pour faire connaissance. Mais ce n’est pas un interrogatoire, j’espère que tu l’as bien compris et sache que tu seras toujours le bienvenu à Oman. Maintenant, dis-nous un peu quels sujets t’intéressent ici ?« .
- « Euh … La piraterie, le Yémen, et le féminisme, principalement. »
- « Le féminisme ?! »
- « Ben oui, je fais le portrait de Susan A.S.. »
- « Et tu la connais comment ? Comment tu l’as contacté ? Pourquoi tu voulais la voir ? Tu veux te marier avec elle ? »
Gros fou rire.
Pas lui.
- « Ben non, c’est juste que le féminisme ici et le féminisme en France, c’est complètement différent, c’est passionnant, et je veux juste expliquer ça à mes lecteurs. »
« Tu trouves que nos femmes sont belles ? »
- « Tu l’as vu où Susan ? Chez elle ? Dans un café ? Dans un lieu public ? Vous n’étiez que tous les deux ? De quoi vous avez parlé ? »
Je lui réponds que, oui, nous étions dans un lieu public, entre gens tout à fait convenables et non pas en train de flirter, et tout et tout. Il détourne la conversation sur les femmes d’Oman – « lles sont très différentes des femmes des autres pays du Golfe hein ? Elles sont libres, ici ! Et on ne les oblige à rien ! »
Ce n’est pas tout à fait vrai (article à venir).
- « Oui oui … Elles sont surtout très belles et très élégantes, j’adore leur façon de porter les abbayas. »
- « Ah oui ? Tu trouves que nos femmes sont belles ? » dit-il en souriant. En souriant.
Oups.
- « Euh … Bah oui … Mais … euh … »
- « Tu vas finir par te marier avec une femme d’ici, haha ! » dit-il en souriant.
Le nombre de mariage entre étrangers et femmes omanaises en 2013 se comptent sur les doigts de la main. Le dernier en date – entre une Omanaise et un Pakistanais – a fini par la confiscation du passeport de la femme et l’expulsion du couple vers le Pakistan. Motif : ils n’avaient demandé à personne l’autorisation de se marier (leur histoire à venir sur ce blog).
- « Et tu es musulman ? Ils viennent d’où tes parents ? Pourquoi tu as une tête de Philippin ? Tu es bouddhiste ? Quoi, tu ne crois pas en dieu ?? Tu es venu comment ici ? Quel a été ton trajet ? Tu es allé en Israel ? Et tu vas où après Salalah ? Tu rentres en France ? Tu as des amis ici ? Tu habites où ? Tu as parlé avec des femmes à Sur ? Tu as parlé avec qui ici à Salalah ? »
Travailler sur la piraterie ou le Yémen ne pose aucun problème. En revanche, sur les femmes …
Mais ce n’était pas un interrogatoire – la preuve : je n’ai eu aucune questions sur les gens ou les informations que j’aurais pu récolter sur le Yémen ou la Piraterie. Seul mon intérêt pour le féminisme semblait, à leur yeux, étrange.
- « Tu sais, il n’y a aucun problème ici à Salalah et notre image, pour nous, c’est très important. »
Et puis, les deux officiers s’en vont, ferment la porte (à clé) – mais ce n’était pas un interrogatoire.
Je n’ai même pas eu la chance, la moindre occasion de poser la moindre question ; et je me retrouve à attendre, avec le traducteur, pendant trente bonnes minutes le temps qu’ils vérifient, je suppose, les informations que je leur ai donné. Aucun soucis à me faire : j’ai été le plus honnête possible, je n’ai rien à cacher, je dis et je pense le plus grand bien d’Oman dans ma tête, mais quand même, une heure et demi de non-interrogatoire dans un commissariat parce qu’ils ont repéré « un individu suspect se faisant passer pour un Français » (sic), c’est un drôle de moment.
- « Mais, comment ils ont entendu parler de moi ? »
- « Oman est un pays très sûr, et sa police est très efficace » me dit Mohamed le traducteur. « Ils sont très intelligents ces mecs là, et savent ce qu’ils font. Ici, notre politique, c’est qu’il vaut mieux prévenir que guérir. »
Et tout va bien. Ils finissent par revenir, on se dit au revoir, et je n’entendrai probablement plus jamais parler d’eux. Sans aucune réponse aux questions que, tout excité, je m’étais préparé à leur poser.
Suivront des enquêtes de mœurs et de voisinage, la police interrogeant toutes les personnes habitant près de l’appartement que j’avais loué. Et deux semaines plus tard, je serai expulsé du pays.
Mais ce n’était pas un interrogatoire.