A écouter les Crystal Stilts ou les voir en live, on imagine les cinq new-yorkais plutôt froids, ce qui va parfaitement avec leur musique sombre et leur chant abyssal qui font leur marque de fabrique depuis 2008. Sauf qu'en vrai, ils sont des plus sympathiques. Ils m'ont invitée au restaurant pour parler de leur troisième album passé plutôt inaperçu, du journalisme musical et de l'inspiration. Avant qu'ils ne jouent à la Maison des Musiques à Bruxelles et crèvent leur pneu.
INTERVIEW CRYSTAL STILTS
TEA : Pour commencer, je dois admettre que j’ai été assez surprise de voir que vous tourniez en ce moment, en fait je n’étais même pas au courant que vous aviez sorti un nouvel album. C’est normal ou c’est moi qui ne suis vraiment plus à la page ?
Brad Hargett (chant) : Oui, on a eu moins de presse. Notre label est américain et distribue dans le monde entier. Pour les deux premiers albums, on avait aussi un label au Royaume-Uni, donc je pense que c’est pour ça qu’on avait plus de presse en Europe alors.
JB Townsend (guitare) : On a quelqu’un censé s’occuper de la presse pour nous en Angleterre, mais c'est pas trop ça… Du coup on fait la promo par nous même, comme en freelance un peu.
Kyle Forester (claviers) : Je pense aussi que c’est normal quand tu sors ton troisième album…
Brad : Oui, ce n’est pas comme quand tu donnes une suite à ton tout premier album.
Vous pensez que les gens ont moins d’attentes ?
Andy Adler (basse) : Moins ? Je ne sais pas s’il y a moins d’attentes. Je pense juste qu’il y a moins de presse.
JB : Les gens de la presse ont besoin d’un angle, d’une histoire. Et c’est plus dur de trouver une histoire pour un groupe qui sort juste un troisième album. Ou alors il faudrait un truc de nerd du genre un album enregistré dans un château.
Kyle : Ouais, genre "Crystal Stils ont dépensé dix millions de dollars pour leur nouvel album" (rires)
Brad : Et puis on n’a pas vraiment de… pas de gimmick mais… On n’est pas incroyablement fous, on n’a pas vraiment d’intérêt médiatique.
JB : On fait juste de la musique.
Vous pensez que vous n’êtes pas un groupe assez excitant ?
JB : Non, c’est plus qu’on n’a pas d’histoire. Enfin si, on en a, mais personne n’a vraiment pris la peine de nous la demander. Nous ne parlons pas de nos problèmes, de nos drames, pour en faire de la pub.
Alors c’est quoi votre histoire que personne n’a jamais demandée ?
Andy : (rires) Il fallait t’attendre à ce que ce soit la question suivante, JB.
JB : Je ne sais pas. Nous avons tous des choses assez intéressantes dans notre vie dont on pourrait parler.
Kyle : Non et puis aussi on est sorti le même jour que le nouvel album de MGMT. Et eux ils ont une info : "Oh ils ont fait un premier album, et ils refusaient de jouer les singles en concert." Leur histoire est qu’ils détestent leur album célèbre. Ce qui est cool, enfin, au moins c’est la vérité. Bon c’est pas vraiment une histoire en fait, laisse moi réfléchir à un autre groupe…
JB : C’est comme le groupe Girls et sa grosse histoire sur ses parents qui étaient dans un culte. Mais bon, mes parents étaient aussi dans une sorte de culte, mon père est une espèce d’ancien missionnaire et ouais, big deal. Mais bon, c’est pas forcément de sa faute [à Christopher Owens de Girls, ndlr], c’est sûrement les journalistes, ils veulent à tout prix des histoires, même s’ils feraient mieux de se concentrer sur le disque. C’est ce que j’ai compris des médias.
J’ai aussi remarqué que les critiques aiment de moins en moins vos albums. Le premier a eu un énorme succès, le second un peu moins, et le troisième, il faudrait déjà qu’ils le mentionnent. Vous avez remarqué ça aussi ?
Andy : Oui. Ça fait aussi partie du fait que les médias s’intéressent moins à un groupe s’il existe déjà depuis plusieurs années. On en parlait hier d’ailleurs. On a fait un troisième album et on ne voulait pas faire la même chose, donc on a essayé de faire un nouveau disque, plus atmosphérique, un peu plus sophistiqué en matière de sons, pas trop rapide. Evidemment certaines personnes préfèreront les vieux trucs mais d’autres personnes vont aimer ça. Si tu veux rester fidèle à tes premiers disques, tu feras la même chose et alors les gens se plaindront aussi : "Oh ils font toujours les mêmes disques". C’est toujours comme ça. Soit les gens veulent entendre ce qu’ils connaissent déjà, soit ils veulent te voir évoluer, mais dans ce cas là, c’est forcément plus clivant.
JB : Il y a aussi eu un gros travail de sélection. Nous avions d’autres morceaux plus énergiques, plus juvéniles, qui sonnaient plus comme le deuxième album, In Love With Oblivion, mais on les a mises de côté pour ce disque. Je pense que c’est un disque moins immédiat, ça ne te rentre pas directement dans la face, mais, j’espère, il devient de mieux en mieux avec le temps. Mais quand les gens écrivent des chroniques, ils n’ont le disque que depuis trois jours, donc bon…
Kyle : Même nos amis ont dit "Ouais, au début j’étais pas sûr, mais maintenant je l’aime de plus en plus". Je pense vraiment que c’est ce type de disque. Et puis je pense qu’on ne pourra jamais faire mieux que le deuxième album (rires).
Vous préférez le deuxième album ?
Kyle : Non mais c’est le plus pop.
Brad : Même si le son du dernier album est plus propre hein ?
Kyle : C’est comme ça. Brad est un gros fan de Bob Dylan (rires)...
Brad : Oh mon Dieu.
Et t’as la même coiffure.
Brad : C’est juste un accident...
Kyle : Je parlais à un mec qui était obsédé par Bob Dylan dans les 60s, et il me racontait à quel point lui et ses amis étaient fans. Ce n’est pas une bonne comparaison avec notre album, mais quand Nashville Skyline est sorti, ils étaient tellement déçus, ils ne pouvaient pas croire que c’était un album de Bob Dylan.
Brad : Je dirai que c’est pareil avec le troisième album du Velvet Underground. Je suis sûr que quand il est sorti, les fans ont dit "Oh, c’est trop chiant et acoustique". Mais c’est un super album.
Pourquoi vous avez choisi d’appeler le nouvel album "Nature Noir" ? Ça fait très mystérieux...
Andy : Brad l’a bien expliqué la dernière fois.
Brad : Oui mais c’est tellement cheesy… Nature Noir… Pour moi, "noir" représente ce que les gens font. Les films sont noir. Les choses que les gens créent sont noir. Ce qui veut dire qu’ils n’ont pas nécessairement un happy ending constructif. C’est un peu comme ça que j’interprète "noir". Donc en y ajoutant "nature" devant, c’est ironique. Tu vois, l’homme fait des choses, mais aujourd’hui, l’homme a le destin du monde et de la nature entre ses mains, il le contrôle en quelque sorte. Donc maintenant, en gros, c’est nous qui avons la responsabilité d’y donner un happy ending ou pas.
Vous avez aussi changé de label pour cet album et choisi Sacred Bones. C’est parce que vous vous retrouvez mieux dedans ?
Andy : On voulait quelqu’un qui soit à New York, parce que c’est plus logique et facile de parler à quelqu’un qui est dans la même ville. Une conversation de cinq minutes fait beaucoup plus avancer les choses que quarante-cinq mails.
Brad : Ils sont super. Ils sont très diversifiés. Il y a beaucoup de groupes que l’on aime. J’ai réalisé avec le temps que les labels assez spécialisés ne sont pas le mieux, les labels plus variés te permettent de faire des sons plus différents. Et on les connaît depuis longtemps.
Andy : Notre batteur fait des illustrations pour eux. Il est un peu dedans.
J’ai vu qu’ils ont les albums de David Lynch dans leur catalogue, et c’est assez drôle parce que je me suis déjà plusieurs fois dit que certaines de vos chansons pourraient parfaitement figurer sur la bande son d’un de ses films.
Brad : Ouais, "Graveyard Orbit" pourrait.
JB : J’aimerais bien. David si tu nous écoutes, ce serait un plaisir de travailler avec toi.
On dit souvent que votre musique est "sombre". Vous êtes d’accord avec ce terme ?
Brad : Oui. Le monde est sombre, non ? Le monde est sombre, je suis heureux, c’est ok.
Tu ne penses pas que les gens disent ça surtout par rapport à ta façon de chanter ?
Brad : Mouais…
D’ailleurs, tu marmonnes la moitié du temps, ce qui n’est pas top pour comprendre les paroles auxquelles tu sembles pourtant porter beaucoup d’attention.
Brad : Oh oui oui, les paroles sont très importantes pour moi, vraiment. Sur le premier disque par exemple, il n’y a pas une seule ligne qui n’a pas été pensée et repensée des dizaines de fois. J’y ai énormément pensé, big time. Mais par rapport à la performance, au chant, je pense que les gens devraient apprécier la musique d’abord, et ensuite, s’ils l’aiment bien, s’ils rentrent dedans, ensuite ils peuvent se concentrer sur les paroles. Je ne pense pas que ce soit les paroles qui doivent frapper en premier.
Andy : Et par rapport au côté sombre, je ne suis pas tout à fait d’accord. Je pense que beaucoup de personnes ne font pas bien attention et ne remarquent pas qu’il y a énormément d’ironie dans tes paroles. Il ne faut pas les prendre au premier degré. Mais c’est un peu difficile quand les gens n’écoutent pas la totalité des paroles mais seulement quelques mots. Cela demande une certaine attention.
Kyle : Rien que le nom du groupe est assez drôle.
Brad : Le nom, le crystal a aussi un côté psychédélique. Mais cela désigne aussi quelque chose de fragile, ce qui fait que c’est drôle de faire des échasses de crystal. J’ai l’impression que c’est ça aussi la musique, tu joues pour essayer de t’élever, c’est pour ça qu’on fait ça, non ? Tu essaies de t’élever, get high, et le rester.
Votre musique est presque systématiquement comparée au Velvet Underground, aux premières sorties de Factory Records et aussi aux débuts du shoegaze. Vous n’êtes pas fatigués par ces gens obsédés à l’idée de deviner vos influences et vous comparer ?
Brad : Oh, le Velvet Underground est OK hein. Ils ont une énorme influence sur nous, musicalement, directement, sur tout. Et ils sont en quelque sorte le modèle du groupe idéal, donc c’est toujours bon d’être comparés à eux. Le côté Joy Division lui vient de ma voix je pense. Une voix grave et assez monotone. Mais bon. Je pense que si tu écoutes vraiment "Transmission", et après une de nos chansons, tu remarques que je ne chante pas tant que ça comme lui en fait. Mais je ne sais pas chanter très bien non plus, donc c’est un registre similaire.
JB : Ian Curtis essayait de sonner comme Jim Morrison, David Bowie et Iggy Pop…
Brad : Et ce sont des artistes que j’ai aussi beaucoup écouté. Donc nous partageons les mêmes influences. Mais je ne pense pas que le groupe, la musique, sonne comme Joy Division. Il y a peut être quelques chansons qui ont des similitudes, mais peu. Et pour le shoegaze, Jesus & Mary Chain, je pense qu’on aime le même son sixties qu’eux, le style Phil Spector. Et on les aime beaucoup aussi comme groupe. Est ce qu’on trouve ces comparaisons fatigantes ? Je pense que tu as plutôt intérêt à t’y habituer, à ne pas faire attention à ce que les gens disent, sinon ça va devenir un cauchemar. Tu t’en fous et voilà.
JB : Je suis tellement plus content quand je lis une chronique écrite par des gens qui s’y connaissent plus en musique. Qui disent quelque chose de nouveau. Les gens ne nous comprennent pas tellement.
Brad : Ca demande un journaliste qui a beaucoup de connaissances et qui a le courage de se démarquer des autres. La critique n’est qu’une somme de personnes répétant ce que d’autres ont déjà dit. Car c’est très rassurant et facile.
Kyle : J’ai aussi l’impression que c’est un jeu pour eux, de trouver à quoi ça ressemble le plus. C’est aussi une idée de la musique que je trouve assez peu correcte : l’idée qu’il y a une sorte de relation directe entre originalité et qualité. Evidemment, ce n’est pas bien de n’avoir aucune originalité, mais ce n’est pas aussi simple. Je peux faire des morceaux qui ne ressembleront à rien de ce que tu as jamais pu écouter, ce sera horrible. Tu vois ce que je veux dire ? On ne pourra déceler aucune influence dans cela.
Vous croyez qu’il est impossible de faire quelque chose de neuf maintenant ? Tout a déjà été fait ?
JB : Je pense que c’est possible encore.
Brad : Qu’est ce qui est neuf ? Qu’est ce qui était vraiment neuf et n’impliquait rien du passé ? C’est une sorte d’idée répandue qui dit que quelque chose doit être nouveau. Mais ce n’est pas vrai. Les Ramones faisaient quoi ? C’étaient des chansons rock’n’roll mais jouées plus rapidement. Je pense que toute cette histoire de nouveauté vient du fait qu’on pense que ce qui était fait avant était incroyablement neuf. Peut être que ça l’était, mais je ne le pense pas vraiment.
Kyle : Je vais essayer de ne pas aller trop loin dans ça, mais je pense que tout cela a beaucoup à voir avec notre société capitaliste (rires). Ce qui veut dire que les gens sont obsédés par la propriété, genre "Oh, c’est moi qui ai trouvé cette idée".
Brad : C’est comme Jack White hein ? Il a inventé le blues…
Kyle : Exactement ! Parce que c’est toi qui a inventé ça, donc c’est toi qui doit récupérer l’argent. Mais je pense que si tu étais musicien il y a cinq cent ans, on s’en foutait de savoir si c’était toi qui avait inventé la chanson ou non. Les musiciens de blues étaient comme ça aussi. Ils jouaient, tout simplement, pour que les gens puissent les entendre. On doit revenir à ce temps là les gars ! Allez, on le fait !
Si vous étiez une femme célèbre, qui seriez vous ?
Brad : Eleanor Roosevelt.
JB : Kyle Forester. (rires)
Brad : Maria Sharapova.
Kyle : Carol Kaye.
Andy : Je ne pense pas que je puisse trouver une réponse à ça. Ni pour un homme d’ailleurs. Il y a beaucoup de gens dont j’apprécie le travail, ça ne veut pas dire que je veux être eux.
Kyle : Tu connais Jennifer Warnes ? Elle a eu une carrière très intéressante. Elle a fait un disque incroyable que je te recommande, produit par John Cale. Mais ensuite elle est devenue vocaliste pour des duos ou des choses comme ça. Elle a chanté pour la chanson de Dirty Dancing. Elle a fait plein de choses hyper convenues, mais elle était cool.
Pour terminer, une blague ?
Andy : Oh oui, j’en ai forcément quelque part. Mais c’est surtout des jeux de mots.
"Did you hear about the hippie orgy?
It was fucking intense! [in tents]"
Kyle : Ça peut aussi être une orgie de clowns… J’en ai une sur des pingouins, mais elle est un peu longue...
"Ok, donc un mec conduit une voiture avec trois pingouins sur la banquette arrière. Un policier lui demande de s’arrêter et lui demande ce qu’il fait avec ces pingouins. Le mec dit "Oh c’est bon, je les amène au zoo." Donc le policier le laisse continuer. Mais le lendemain, le même policier revoit le type dans la même voiture avec les mêmes pingouins sur la banquette, sauf qu’ils ont des lunettes de soleil sur eux maintenant. Le policier les arrête et dit : "Monsieur, hier vous m’avez dit que vous ameniez ces pingouins au zoo." "Oui, et aujourd’hui je les amène à la plage !"