Tout est je. Tout est moi. Tout nécessite mon opinion, exige mon commentaire, réclame mon approbation ou mon rejet. Mon avis est une arme, une aiguille à coudre qui dans ma main pèse le poids d’une puissante épée. Je l’entends s’abattre avec force contre la nuque de cette bête en face de moi, un hybride d’humain et de batracien qui émet à gorge déployée d’inintelligible borborygmes qui résonnent dans mes oreilles comme si ils étaient émis de l’intérieur. Le monstre hurle sa douleur, de long jets de sangs giclent de sa plaie béante avec de moins en moins de puissance, et pourtant il me semble être plus solide que jamais. Se tenant aussi droit que lui permettent ses difformités, il me regarde fixement, la pupille opaque de ses immenses yeux globuleux fermement calée sur l’axe de nos regard. Un mince filet de sang glisse silencieusement de sa blessure avec de léger soubresauts. Il essaye de hurler plus fort, mais je n’entends plus rien. Ce dernier ruissellement qui fuit sa chair est tout ce qui lui reste d’énergie. Empathie exacerbée ou lassitude extrême, je sens aussi mes forces me quitter peu à peu. L’épée est redevenue aiguille dans le creux de ma main. Les paupières veineuses de mon ennemi viennent draper lentement ses globes oculaires en même temps que d’insondables ténèbres s’abattent autour de moi. Mon corps ne ressent plus rien. Mes yeux ne voient plus, et seul mon odorat reste fonctionnel. Une odeur de chair brûlée remonte à mon nez en s’intensifiant, pénètre dans mon conduit nasal et se glisse dans ma gorge puis dans mon œsophage. Mon corps tout entier peut ressentir cette odeur qui ne cesse d’augmenter en intensité. Cette odeur englobe l’espace environnant, alourdit l’air et commence à prendre possession de moi. Ma chair devient odeur, mes os deviennent fumée et mon esprit est un brasier en fusion dans lequel se consume le dernier élément du monde réel qui subsiste d’avant l’hallucination. Les flammes crépitent en rongeant ses bords, leur température magmatique le fait fondre et craqueler avec de petits soubresauts aigus qui tintent à mon oreille avec une couleur particulière qu’il n’est pas possible de confondre. Il pourrait sembler que ces flammes ne font rien d’autre que se dévorer elle mêmes, mais j’en suis certain, j’en ai maltraité assez pendant de longues années. Je suis certain que c’est un miroir.