Révolution fiscale : une expression qui n’est pas nouvelle !

Publié le 10 décembre 2013 par Copeau @Contrepoints
Analyse

Révolution fiscale : une expression qui n’est pas nouvelle !

Publié Par Jean-Philippe Bidault, le 10 décembre 2013 dans Économie, Fiscalité

Notre nouveau contributeur, Jean-Philippe Bidault, tient à faire remarquer que le terme de « révolution fiscale » n’est pas nouveau. À travers ces quelques lignes, il nous montre quelles ont été les différentes philosophies qui l’ont successivement inspirée.

Par Jean-Philippe Bidault.

La France n’en finit pas de faire sa révolution fiscale. Commencée en 1789, elle a aboli les impôts de l’Ancien régime qu’elle a remplacés par quatre autres, dus par tous les citoyens sans distinction. Ainsi sont nées les « Quatre vieilles » qui survivront jusqu’en 1917.

Trois révolutions (1814-1815, 1830, 1848) et quelques changements de régime plus tard, le second Empire conserve la même fiscalité. Napoléon III, à l’exemple de son oncle Napoléon Ier, n’abuse pas du déficit budgétaire, il recourt ponctuellement à l’emprunt. À sa destitution, le 4 septembre 1870, la troisième République hérite de finances publiques saines où la charge fiscale reste modérée à moins de 10% du PIB. Malheureusement, la France a perdu la guerre contre la Prusse. Une défaite éclaire et dramatique.

En ce début d’année 1871, trente départements du territoire national sont occupés par les troupes prussiennes. Comble du déshonneur, les autorités d’occupation perçoivent les impôts directs et indirects auprès de la population, qui se voit aussi soumise, sous la menace de la force armée, à des contributions de guerre et des réquisitions. Dans les régions occupées, l’impôt est devenu un tribut, une spoliation. Dans les régions restées libres, l’impôt contribue à renforcer la solidarité et l’élan de la Nation : chacun souhaite apporter sa contribution, même financière, pour soulager, reconstruire et rééquiper les régions qui ont subi les ravages de la guerre.

La défaite a un coût très élevé. 9 milliards ont été dépensés pour la guerre et les Prussiens réclament une indemnité de 5 milliards pour libérer le territoire. Afin de mesurer l’étendue du désastre, le budget de l’État est, en 1872, de 2 milliards 334 millions de francs. Deux emprunts suffiront à couvrir le versement de l’indemnité de guerre et l’occupation prussienne cesse en 1873. Mais l’impôt est devenu l’instrument du redressement du pays. Le gouvernement, à cette fin, entend lever de nouvelles taxes. La question fiscale prend la première place dans les débats parlementaires.

L’impôt républicain

Pour Thiers, la justice consiste à taxer les choses non les personnes. Il préfère donc imposer les biens et la consommation, plutôt que taxer les revenus. « Pour moi, lance-t-il à l’assemblée le 13 janvier 1872, l’impôt sur le revenu, c’est le socialisme par l’impôt. Le socialisme par l’impôt est seul dangereux parce c’est le loup qui revêt la peau du mouton. »

Gambetta a, lui, une tout autre conception : l’impôt sur le revenu permettrait à chaque contribuable de témoigner de son esprit patriotique et de participer volontairement au redressement national. Il s’avoue même persuadé, dans un discours prononcé le 12 août 1881, que les contribuables « seraient tentés de faire une déclaration supérieure au chiffre de leurs revenus. »

L’argument le plus entendu et le mieux compris de toute la population contre l’impôt sur le revenu réside dans son mode d’établissement : la déclaration des contribuables, qui aurait pour corolaires le contrôle et l’inquisition ; ce qui donnerait à l’État un nouvelle occasion d’exercer son pouvoir arbitraire afin de vérifier les données déclarées. En 1871, il était inadmissible pour un citoyen que l’État puisse avoir un œil sur ses affaires privées. De leur côté, les partisans de l’impôt sur le revenu citent la réussite de l’Income tax créée avec succès par la Grande-Bretagne en 1842.

Thiers maintient donc un politique fiscale que l’on appelle conservatrice, parce que, en matière d’impôt, le conservatisme est non seulement plus sage politiquement, mais aussi financièrement plus productif, et il met en garde contre les réformateurs et contre la création d’impôts que leur nouveauté-même aurait rendus vexatoires et peu productifs ; il instaure donc seulement la contribution sur les revenus mobiliers, ne fait voter qu’une seule augmentation d’impôt direct, la patente (notre taxe professionnelle). Alors que la majorité des impôts indirects sur la consommation sont revus à la hausse, de nouvelles taxes sont créées, sur les billards et les cercles privés entre autres. La pression fiscale reste toutefois contenue à moins de 10% du PIB.

L’impôt moral

La révolution fiscale promise par les républicains a fait long feu. Mais, à partir de 1880, « l’impôt est utilisé pour tracer la frontière entre les formes légitimes et illégitimes d’activité économique, ou entre des comportements jugés sains ou malsains. La dimension morale de l’impôt (…) s’affirme comme l’un des enjeux majeurs du débat fiscal. »1 Entre 1870 et 1898, le nombre de fonctionnaires employés par les administrations publiques a doublé, passant de 217 000 à 416 000.

Et c’est donc à cette époque que naît la figure du fonctionnarisme comme un mal rampant, supposé gêner le redressement national et traduire un recul de l’esprit d’initiative. À chaque occasion, les libéraux répètent inlassablement que la seule fonction de l’impôt est de fournir des ressources pour alimenter le budget, et qu’il ne doit en aucun cas être employé pour modifier la répartition des richesses ou les comportements individuels. Aujourd’hui, le fait que l’impôt joue le rôle de transfert et de redistribution des richesses prouve qu’il n’obéit plus aux principes de neutralité fiscale, voire même de justice fiscale, principes établis par la Révolution de 1789.

C’est alors que la progressivité de l’impôt s’invite aux réflexions sur la réforme fiscale nécessaire. Plus la base est élevée, plus le taux d’imposition est fort. Dès 1894, le principe d’un impôt fondé sur la base de déclarations établies par le contribuables (revenu, capital, succession) revient en force. La taxation d’office ? Il serait « douteux que cette pratique fût supportée par un peuple qui, depuis 1789, a pour principe de considérer le paiement de l’impôt comme un octroi libre et volontaire. »

Dans les années 1900, le basculement est total : l’impôt n’est pas seulement la contribution que chaque citoyen verse en proportion de ses revenus pour subvenir aux dépenses communes. L’impôt est aussi et surtout un sacrifice consenti afin de rétablir l’équité, par lequel chacun contribue à assurer aux autres leurs besoins fondamentaux. C’est la théorie solidariste de l’impôt, appliquée dès 1901 avec les droits progressifs sur les successions et, le 15 juillet 1914, avec le vote de la loi instituant l’impôt progressif sur le revenu. Celui-ci ne sera appliqué qu’en 1916.

L’Allemagne paiera

Lorsque l’armistice du 11 novembre 1918 met fin à quatre années de guerre, la dette publique représente 160% du PIB de la France. Car, plutôt que de lever de lourds impôts (et les percepteurs, mobilisés n’ont pu assurer leur fonction), l’État a choisi d’emprunter. Et les emprunts souscrits sont venus gonfler la dette publique qui, en 1913, atteignait 65% du PIB. La levée de nouveaux impôts ne créant pas de ressources supplémentaires à cause des intérêts, le gouvernement est entraîné dans un mécanisme d’emballement : il doit emprunter encore pour faire face aux échéances de trésorerie. Et l’État compte sur les rentrées d’argent que constitueront les dommages de guerre payés par l’Allemagne. « L’Allemagne paiera », disait-on alors.

En 1920, le réalisme fiscal l’emporte, les impôts cédulaires et l’impôt général sur le revenu sont augmentés, la taxe sur le chiffre d’affaires est instituée. Mais, pour en finir avec la dette, certains proposent de taxer le capital : un prélèvement unique et extraordinaire sur l’épargne, auquel s’ajouterait une redevance annuelle, basée elle aussi sur le capital. Les promoteurs envisagent même de prélever une partie de l’épargne nationale.

Cette politique ne fut jamais appliquée. Dès la fin du premier conflit mondial, le système fiscal fut remanié de fond en comble, les impôts issus de la Révolution (les quatre vieilles) furent dévaluées et persistent aujourd’hui en tant qu’impôts locaux, à l’exception de la taxe sur portes et fenêtres. La société française entre dans l’ère de la redistribution. En 1934, le gouvernement entend aider les entreprises par des mesures d’incitations. La fin de la deuxième Guerre mondiale verra naître une nouvelle montée en puissance de l’impôt : les prélèvements obligatoires passent de 18% en 1936 à 51,8% du PIB (dernières données Eurostat pour 2013).

Chacun reconnaît que l’impôt est un fardeau. Pour les uns, il est nécessaire au bien-être collectif de chacun, et relève d’une justice redistributive. Pour les autres, il est source de blocages et de contractions de l’économie.

Chacun reconnaît aussi que le poids de l’État doit diminuer. Cela signifie qu’il faudra supprimer des impôts ou refonder totalement notre système fiscal. Pour y parvenir, il sera nécessaire de trouver un consensus sur le rôle de fiscalité et sur ses limites.

Lorsque la fiscalité entend niveler les fortunes et en limiter les excès en « confisquant » une part décourageante du revenu et de l’épargne, elle provoque d’abord une réaction de contournement ou de fuite : nommément, une économie parallèle ou souterraine, dans le noir (la masse de billets en circulation augmente en France plus que dans les autres pays de la zone euro), ou encore l’exil fiscal (on vote alors avec ses pieds). Les moyens ne manquent pas d’éviter la révolution fiscale qui menace. Cette révolution-là possède pourtant la force de la destruction créatrice.

« Après chacune de ses mutations successives, on avait dit que la Révolution française, ayant achevé ce qu’on appelait assez présomptueusement son œuvre, était finie. On l’avait dit et on l’avait cru. Et voici la Révolution française qui recommence, car c’est toujours la même. À mesure que nous allons, son terme s’éloigne (…) Je me demande si cette terre ferme que nous cherchons depuis si longtemps existe et si notre destinée n’est pas plutôt de battre éternellement la mer. »2


Article précédemment publié dans la revue Convergence.

  1. Nicolas Delalande, Les batailles de l’impôt, consentement et résistances de 1789 à nos jours, éditions du Seuil, Paris, 2011. La lecture de cet ouvrage, passionnant, est à recommander. Plusieurs autres références de cet article y renvoient.
  2. Alexis de Tocqueville, Lettre choisies, Éditions Gallimard, collection Quarto, 2003, page 801.
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