Sans surprise en fait, la Syrie a gagné haut la main la finale, sur la chaîne saoudienne MBC… Il s’agit d’un jeu télévisé bien entendu, la troisième édition de l’émission Arabs Got Talent qui a vu Sima, une troupe syrienne de danse contemporaine, l’emporter sur les deux autres finalistes. Les jeunes artistes repartiront – pour une partie d’entre eux – à Damas avec un contrat en poche pour une des plus importantes chaînes généralistes satellitaires arabophones, un chèque de 500 000 riyals saoudiens (environ 100 000 euros) et une belle américaine (une Chrysler offerte par le concessionnaire local, rien à voir avec une autre candidate, arrivée troisième, Jennifer Grout, une jeune nord-américaine qui a fait le buzz en chantant en arabe dans un style assez kitch : vidéo ici).
Pas de réelle surprise, tant le scénario était écrit à l’avance. Comme l’explique fort bien Wissam Kanaan (article en arabe), on aurait parié que la MBC allait reprendre une success story bien rodée. Après bien d’autres – le dernier en date étant le Palestinien Mohammad Assaf dans l’émission Mahboub al-3arab (Arab Idol) en avril dernier (voir ce billet) –, l’industrie du jeu télévisé a rejoué la grande scène du « sympathique-représentant-d’un-peuple-qui souffre-tant-qu’on-est-heureux-de-voter pour-lui » !…
Le ton était annoncé dès la première prestation durant laquelle quelques-uns des membres de la troupe syrienne avaient prié le jury d’excuser l’absence de leurs camarades, empêchés de venir par les événements (excuse assez peu convaincante comme le rappelle Wissam Kanaan, ne serait-ce que parce que le Liban est un des rares pays, si ce n’est le seul, où les Syriens peuvent encore se rendre sans trop de problèmes…). L’effet de sympathie avait été renforcé dans une émission suivante avec le choix de Huna al-sham (Ici Damas), une chanson célèbre dont la réinterprétation avait permis de rappeler au public (chargé de « sélectionner » les candidats par ses votes) l’origine des jeunes artistes.
Et lors de la finale, la troupe a choisi de faire directement allusion à l’actualité politique avec un tableau chorégraphique (voir la vidéo à la fin de l’article) représentant toutes sortes de gens se disputant des chaises : métaphore du pouvoir qui symbolise – comme le précise la page Facebook de la troupe – « la réalité du peuple arabe [au singulier, c'est à noter] et des révolutions qu’il vit ». Symbole un peu éculé, la « chaise » du pouvoir (le trône si l’on préfère) ne peut manquer d’évoquer aussi pour le public Ah si la chaise pouvait parler (Law al-korsi yehki) un succès lancé à l’automne 2011 par la chanteuse Asala (voir ce billet), qui affichait du même coup son soutien aux rebelles à travers cette chanson très critique du régime.
Emission de divertissement familial, Arabs Got Talent se garde bien de prendre des positions trop tranchées. Conformément aux lois du genre (quelles que soient les latitudes), on se contente de bons sentiments répétés ad nauseam : la musique réunit les peuples, elle peut faire oublier les pires douleurs, ce soir on danse pour notre peuple et c’est à lui que nous dédions notre succès, c’est vraiment comme ça qu’on doit défendre son pays, etc. Aucune aspérité par conséquent, le show continue sur les souffrances des Syriens qui font du bien à l’audimat. Après avoir lancé la formule de la charité télévisuelle panarabe – c’était au début des années 1990, il s’agissait de soulager les souffrances des Bosniaques (musulmans) de l’ex-Yougoslavie –, la très saoudienne MBC continue le charity business grâce à une variation adaptée aux circonstances du moment.
Etonnant spectacle tout de même que celui de cette chaîne très officieuse d’un Royaume qui fournit « le nerf de la guerre » civile en Syrie, et qui met très professionnellement en scène les souffrances de ce conflit pour le plus grand succès d’une émission de divertissement. A peine plus étonnant que celui de cette émission (tournée à Beyrouth) qui joue sur la fibre panarabe, qui mise sur le vieux fond de commerce de la solidarité arabe, en faisant semblant de ne pas voir que le public (celui qui est « roi », mais pas dans le « Royaume des hommes » au milieu des sables de la Péninsule) plébiscite le spectacle d’une orgie de mouvements où se mélangent (et se touchent) les corps de jeunes hommes à cheveux longs remontés en catogan et de jeunes femmes, en jupes courtes et en cheveux libres. Enfin rien de très « islamiquement correct »… A la vérité, le couronnement (!) d’une troupe syrienne de ce genre sur une chaîne saoudienne, cela relève du grand écart !
La compagnie Sima a été fondée en 2003 par Alaa Krimed علاء كريميد, désormais installé au Liban. L’onglet « danse » vous permettra de retrouver les billets sur cette thématique, importante pour ce qu’elle révèle de la culture arabe actuelle et de la place qu’y occupe le corps, avec ce billet sur l’histoire récente de cette pratique en Syrie. A l’invitation du Forum de la danse arabe contemporaine, plusieurs danseurs syriens (Eyas Meqdad, Alaa Krimed, Mayy Sefan, Hussein Khodor…) ont récemment évoqué à Beyrouth les événements tragiques qui déchirent leur pays (article en arabe dans Al-Hayat). On rappellera aussi qu’une troupe de danse traditionnelle bien connue a dû fuir précipitamment la ville de Rakka, libérée par les jihadistes (article en anglais dans Al-Akhbar).