« Le coup de vent qui circulera sur la moisson ressemblera toujours à un coup de vent sur la mer. Mais le coup de vent sur la moisson, s’il nous paraît plus ample encore, c’est qu’il recense, en le déroulant, un patrimoine. Il est caresse à une épouse, main pacifique dans une chevelure.
Ce blé, demain, aura changé. Le blé est autre chose qu’un aliment charnel. Nourrir l’homme ce n’est point engraisser un bétail. Le pain joue tant de rôles !
Nous avons appris à reconnaître, dans le pain, un instrument de la communauté des hommes, à cause du pain à rompre ensemble.
Nous avons appris à reconnaître, dans le pain, l’image de la grandeur du travail, à cause du pain à gagner à la sueur du front.
Nous avons appris à reconnaître, dans le pain, le véhicule essentiel de la pitié, à cause du pain que l’on distribue aux heures de misère. La saveur du pain partagé n’a point d’égale.
Or voici que tout le pouvoir de cet aliment spirituel qui naîtra de ce champ de blé, est en péril. […] le pain, demain peut-être, n’alimentera plus la même lumière des regards.
Il en est du pain comme de l’huile des lampes à huile. Elle se change en lumière.»
Antoine de SAINT-EXUPÉRY
Pilote de guerre
XXIV
Paris, Gallimard, La Pléiade,
pp. 362-3 de mon édition de 1959
Souvenez-vous, amis visiteurs : quand, de conserve, nous avions découvert les ingrédients du menu de Tepemânkh gravés sur le grand bas-relief en calcaire qui aujourd'hui encore se trouve exposé, ici à notre droite, au centre de la grande vitrine 5 de la salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, nous avions relevé pas moins d'une dizaine de pains, soit distingués par une appellation propre - out, hetcha, neher, depeti, pezen, chenes, kenefou, hebenemout, zif -, soit plus génériquement nommés pains cuits dans la terre et pains de boulangerie.
Et je ne prends pas encore la peine de répertorier les galettes et les différents gâteaux !
Même si nous restons conscients que cette énumération ressortit à un contexte funéraire - c'est-à-dire donne à lire ce que le propriétaire aisé d'un tombeau souhaitait obtenir pour lui assurer une éternité post-mortem la plus agréable possible - ; même si nous devons tenir compte du fait que semblable éventaire ne constituait en rien la consommation régulière de la grande majorité des modestes familles égyptiennes, il n'en demeure pas moins que la variété mise ainsi en évidence à une époque aussi lointaine nous laisse quelque peu pantois.
Certes, la recette de diverses galettes est connue grâce notamment à l'un ou l'autre document médical : je pense par exemple au Papyrus Ebers qui en préconise aux dattes et au miel en vue d'éliminer les sécrétions provoquant la toux ; ou grâce aux indications lues dans l'une ou l'autre tombe : une paroi de l'hypogée de Rekhmirê (XVIIIème dynastie), dans la montagne thébaine, n'explique-t-elle pas les secrets de fabrication de gâteaux aux rhizomes de souchets frits à la poêle dans de l'huile d'olive ? ; ou encore grâce aux écrits d'auteurs antiques tels que Pline l'Ancien, Hérodote ou le philosophe et botaniste grec Théophraste, qui tous, ne l'oublions pas, n'ont connu que les derniers us culinaires de l'histoire égyptienne, force est de constater qu'absolument aucun livre de cuisine tel que nous le concevons de nos jours ne nous est parvenu.
De sorte que beaucoup de points d'interrogation subsistent quant à une connaissance affinée des ingrédients spécifiques entrant dans la composition des différents pains actuellement recensés.
Certes, les bas-reliefs de mastabas comme par exemple celui de Ti constituent une précieuse source de documentation, - j'aurai l'occasion d'y revenir à plusieurs reprises -, mais à ce niveau, la difficulté réside dans la traduction, qui n'est pas toujours évidente, à apporter aux termes techniques qui font florès dans les textes accompagnant les scènes.
Tous ces obstacles quant aux documents épigraphiques et papyrologiques à disposition des philologues ne doivent évidemment pas occulter l'apport, crucial, des vestiges archéologiques : ainsi, grâce à l'étude des pains desséchés retrouvés in situ par les archéologues, a-t-on pu identifier les deux céréales de base que sont le blé amidonnier (Triticum dicoccum - bedet, en égyptien) et l'orge (Hordeum vulgare - it, en égyptien), présentes dans leur confection. Et de déterminer, indication importante, que les dites céréales sont également convoquées pour toutes les opérations de préparation de la bière : voilà qui explique lumineusement, vous en conviendrez, amis visiteurs, la raison pour laquelle, sur les parois des chapelles funéraires, ainsi que de ce côté de la vitrine 6 à laquelle nous accordons notre attention depuis le 12 novembre, scènes et matériel de brasserie et de boulangerie sont si étroitement associés.
D'ailleurs, pour corroborer ces analyses, il suffit de jeter un oeil sur les papyri faisant état des contenus des greniers de la IIIème à la XIIème dynastie, ainsi que ceux qui recensent les monceaux de grains stockés pour un défunt : en tête de liste, vous retrouverez immanquablement ces deux graminées.
Mais, serez-vous en droit de me demander : que sont donc et à quoi peuvent bien ressembler ces pains desséchés auxquels vous faites allusion ?
Approchez-vous, et observez : sur la seconde étagère de verre, à la droite de l'oushebti de Thoutmès que j'évoquai voici deux semaines et sur lequel j'ai promis de revenir, trois d'entre eux sont alignés devant vous qui firent partie, avec d'autres denrées périssables évidemment, des offrandes alimentaires déposées dans la tombe d'un quelconque défunt de la nécropole thébaine et que le climat, que vous savez d'une sécheresse extrême, a exceptionnellement conservées.
De gauche à droite à partir du milieu de ce support vitré, vous avez un premier pain, (E 14555), triangulaire ; puis un rond aux bords légèrement relevés (E 14554) et enfin un dernier (E 14673), quelque peu creusé en son centre.
(J'ouvre ici avec reconnaissance une parenthèse pour grandement remercier un de mes lecteurs, concepteur du blog Louvre-passion qui, sur requête de ma part, a eu l'extrême gentillesse de se rendre en salle 5 et d'y effectuer un certain nombre de clichés concernant la vitrine 6 qui me faisaient défaut, dont les deux ci-dessus.
Merci à toi, L.-p. Sincèrement.)
Le premier de ces pains vieux de 3500 ans -(Louvre : © C. Décamps) -,
présente des côtés variant entre 14 et 15 centimètres, et une épaisseur maximale de 3,3 centimètres.
Le deuxième, rond et légèrement ondulé, - (Louvre : © C. Décamps) -,
mesure 10,6 centimètres de diamètre et est en moyenne épais d'un seul centimètre.
Quant au troisième, caractérisé par une cavité, -(Louvre : © R.M.N./F. Raux) -,
il affiche un diamètre de 17,5 centimètres et une épaisseur d'environ 3 centimètres.
Tous trois proviennent des fouilles menées par l'égyptologue français Bernard Bruyère dans le cimetière de l'Est, à Deir el-Médineh, sur la colline de Gournet Mouraï(XVIIIème dynastie, milieu du XVème siècle avant notre ère).
Ils furent offerts au Louvre par le gouvernement égyptien en 1935, dans le cadre d'un partage de fouilles.
Malheureusement, devant ces trois exemplaires si distincts, façonnés à la main ou à partir d'un moule et en l'absence de documentation, je ne suis en mesure aujourd'hui de déterminer à laquelle des dénominations que j'ai citées tout à l'heure chacun d'eux correspond ...
Pas plus d'ailleurs à propos de ceux, cinq en tout, que vous avez certainement remarqués en dessous, disposés sur le plateau brun-rouge, à même le sol de la vitrine : sans cartel, sans autre indication que leur seule présence proche des trois précédents, je ne puis vous en dire plus ...
Avant de vous quitter, amis visiteurs, autorisez-moi quelques petites remarques au passage qui vous permettront de comprendre sinon combien ce coin de vitrine manque quelque peu à sa destination didactique, à tout le moins combien il ne facilite guère le travail de ceux qui veulent en rendre compte.
Vous comprendrez tout de suite qu'ici j'épingle les cartels, l'un faisant défaut - je l'ai à l'instant souligné ; je n'y reviens plus -, l'autre étant erroné.
Observez en effet, au front du support vitré, celui qui référencie les trois pains vieux de 3500 ans : il propose deux fois le même numéro d'inventaire E 14673, au détriment du E 14554 qu'il ne mentionne pas.
Le concernant, je m'étais dit qu'à mes seuls mauvais yeux incombait une prise de notes erronée. Et pestai.
Vous constaterez que le gros plan de cette partie de l'étagère que m'adressa Louvre-passion voici quelques jours me détrompa sans conteste.
Dans le catalogue de l'exposition Les Portes du Ciel (2009), p. 350, n°310, le numéro d'inventaire du gros pain rond avec creusement central (E 14673) est bien correct mais, là, c'est la photo du petit pain légèrement gondolé (E 14554) qui lui est attribuée par erreur (n° 310).
Après moult recherches dans d'autres ouvrages de ma bibliothèque, j'ai enfin pu trouver hier après-midi, dans le catalogue de l'exposition Les artistes de Pharaon (2002), sous la plume de Pierre Tallet, l'ensemble des trois pièces réunies avec chacune leur référence idoine.
C'est à ce document que j'ai choisi de faire confiance pour asseoir mes propos de ce matin.
(Bardinet : 1995, 298 ; Moers : 2004, 45 ; Tallet : 2002, 108-9 ; ID. 2003, 39-51 ; Wild : 1966, 99)