Yang Zhengfan, 2013 (Chine)
LE JEU DES PERCEPTIONS
Le cinéma chinois est parfois méconnu en Europe, où l’on se contente des grands succès, appréciés pour leur dimension esthétique. Pourtant, l’Empire du Milieu dispose de jeunes réalisateurs audacieux, cherchant à s’approprier le genre. Distant de Yang Zhengfan n’est pas un film de cinéma, c’est une œuvre d’art cinématographique, jouant sur les niveaux de perception, au risque de nous anesthésier. Le spectateur n’est sans doute pas habitué à ce qu’il va voir pendant près d’une heure et demie : treize plans fixes sans lien apparent se succèdent, où ni dialogue ni musique d’ambiance ne viennent troubler notre rencontre avec le réalisateur. Notons que le titre n’est pas une formule de l’esprit, mais une position claire, celle de la caméra, toujours distante de la scène principale. Ces détails techniques frappent par ce qu’ils apportent.
Distant semble être une coquille vide : c’est le spectateur qui va la charger d’émotions, de sous-entendus et de tout ce qui pourrait lui donner du sens. Éduqués par un cinéma créant de la narration, nous avons du mal à nous détacher de nos attentes, jugeant inconcevable que les tableaux n’aient pas de liens entre eux, que rien n’ait de sens logique. Et soudain vient l’illumination. Le film pourrait être divisé en deux parties. Une première pour mettre en place la technique de Zhengfan, puis une seconde qui voit le spectateur comprendre la démarche et y adhérer. À ce moment, il est appréciable de revoir l’ensemble pour qu’un sens en découle, limpide. Ce film porte une histoire, la nôtre, celle de notre monde et de certaines de ses dérives.
VIE, ESPOIR, CHARITÉ
Le mouvement vient toujours des êtres humains confrontés à la modernité. La solitude y tombe comme l’une de nos caractéristiques majeures, à l’image de ce travailleur qui mange seul, coupé des autres par un mur dans le cinquième tableau. Certains y verront aussi une séparation entre les plus jeunes et les adultes. La vie, l’espoir et la charité viennent des mains des enfants. Une petite fille libère un poisson dans la piscine, un jeune garçon tente de s’arrêter auprès d’un vieillard effondré sur le trottoir que les adultes comme sa mère choisissent d’ignorer. Distant, en plus de la position de la caméra, nous renvoie à notre rapport aux autres. Constamment à la recherche de quelque chose, nous oublions l’essentiel, que ce soit un sac à un arrêt de bus dans cette scène urbaine ou bien de prêter attention aux autres.
Zhengfan joue avec son public. En multipliant les perceptions et les angles de compréhension il nous fait hésiter sur notre rôle, tour à tour acteur et spectateur. Il parvient à faire oublier la barrière de l’écran lorsque nous sentons la chaleur du feu sur notre visage dans cette scène au crépuscule. Il nous place derrière la caméra nous forçant à scruter les habitants et leurs vices comme si l’on espionnait nos voisins. Pourtant, le fait de ne pas en voir plus est frustrant. Le cinéaste a su nous donner l’envie de voir, de savoir ce qu’il se passe dans la vie de chacun. Cependant, en nous privant du sens général de l’action, il nous empêche de la combler. Par son procédé il nous arrache le courage puis l’envie de nous approcher. Ajouté au silence des acteurs nous entrons dans un état de gêne oppressant. Le fait de donner notre propre sens aux actions des personnages constitue notre réponse à Zhengfan, comme un affront que nous lui faisons, en nous imposant sur le scénario. Mais face à la multiplication des sens possibles c’est notre inconscient qui vit le film. C’est un rêve éveillé. La sensation est la même que lors d’un réveil. On a touché quelque chose sans savoir ce que c’était ni sa portée, mais il nous reste une sorte d’effluve mentale. En tout cas, pour ceux qui n’auront pas quitté la salle pendant la projection.
Il faut le reconnaître, le style affiché par Yang Zhengfan est d’une grande maîtrise et témoigne d’une véritable réflexion. Cependant rester éveillé demande parfois un véritable effort tant l’inaction semble dominer. L’absence de montage, de dialogues, de musique et de tout élément pouvant capter l’attention du spectateur pour l’encourager à continuer de regarder se fait parfois cruellement sentir. Mais avec un petit peu de courage, si vous réussissez à vous immerger entièrement dans cette œuvre, vous devriez en sortir différent et ravi. N’oubliez pas le café c’est tout. Les journées en Chine peuvent paraître longues à ceux qui ne sont pas habitués au cinéma conceptuel.
Carlhéric Derré, pour Preview,
dans le cadre de la 35e édition du Festival des 3 Continents