C'est Thierry Matou, l'ambassadeur de France en Birmanie, qui lui annoncé, alors qu'il était à ses côtés au Women's Forum Intenational de Rangoun.
Il s'est légèrement penché vers elle et lui a glissé quelques mots à l'oreille. Ce genre de phrase qu'on n'aimerait jamais entendre. De celles qui vous clouent au sol en vous apprenant, même avec précaution et ménagement, la mort d'un parent, d'un ami ou d'un proche.
Aung San Suu a blémi. Ce fut imperceptible, mais elle a vacillé avant de se reprendre bien vite.
Bien sûr elle s'en doutait depuis longtemps, comme nous toutes et tous. Bien sûr il avait 95 ans et ses jours étaient comptés. Bien sûr que la mort de Nelson Mandela n'aurait pas dû la surprendre. Bien sûr, mais... Mais ses yeux, d'habitude si souriants, prirent soudain une apparence étrangement triste et lointaine et son visage devint bien pâle sur son chemisier jaune.
Son grand frère de lutte
Nelson Mandela! Son grand frère de lutte! Celui auquel le monde entier l'avait souvent comparée! “Aung San Suu Kyi, la Mandela de Rangoun”, écrivaient régulièrement les journaux depuis une vingtaine d'années...
Adepte, comme lui, depuis toujours, de Gandhi et de Martin Luther King, elle avait suivi de près son combat pour la liberté, ses décisions difficiles, dans les années 60, entre lutte armée contre un pouvoir sanguinaire et résistance non-violente déterminée, plus difficile à mettre en place mais tellement plus juste, plus en phase avec leurs idées de Paix, de Respect et de Fraternité universelle et, finalement, à long terme, plus efficace!
Oh, elle avait bien vu comme cela n'avait pas été facile, comme il avait penché, un moment, vers cette violence dite "libératrice”, face à un ennemi sanguinaire avant de revenir fermement et définitivement vers la voie de la résistance non-violente. “Il est temps de continuer dans la bonne voie, avait-il dit à ses partisans, et de ne pas considérer les autres comme des monstres! On doit se débarrasser de la culture de la violence!” Pour ne plus jamais dévier de cette voie, qui donna la victoire à la lutte contre l'apartheid, et fit de lui et de sa stratégie de la Réconciliation, un exemple universel.
Casser des cailloux sur l'île-prison de Robben Island
Elle avait souffert quand elle avait appris son arrestation le 5 août 1962, elle avait pleuré quand elle avait entendu à la radio sa condamnation à 27 ans de prison, le 12 juin 1964. Et elle avait si souvent pensé à lui, le matricule 46664, qui cassait des cailloux sur l'île-prison de Robben Island.
Elle n'était pas encore “Aung San Suu Kyi”, juste une simple étudiante en Inde, puis une jeune femme exilée en Grande-Bretagne, qui avait dû fuir la Birmanie avec sa mère, à l'âge de 2 ans, quand son père, le général Aung San, artisan de l'indépendance du pays et démocrate convaincu, avait été assassiné.
C'est à Nelson qu'elle pense encore, quand, revenue en Birmanie en 1988 pour y veiller sa mère mourante, elle y découvre un pays sous la coupe brutale et meurtrière d'une junte impitoyable.
C'est à lui qu'elle pense toujours quand une délégation de professeurs et d'étudiants birmans vient lui demander de prendre la tête de la résistance contre la junte birmane et qu'elle accepte sans réfléchir une seule seconde!
C'est à lui enfin, qu'elle pense quand elle impose, avec respect, douceur mais extrême résolution, la stratégie de la non-violence absolue à tous ses partisans!
A lui, cet inlassable combattant non-violent qui a su montrer et démontrer que la résistance à l'oppression et que le renversement d'une dictature n'étaient pas forcément synonymes de monceaux de cadavres de parts et d'autres, de violences, de sang, d'épuration et de règlements de comptes interminables.
A lui, à Martin Luther King et au Dalai-Lama.
La rencontre impossible
Martin Luther King est parti depuis bien longtemps, même si son “rêve” (I have a dream...] est toujours aussi présent et plébiscité.
Le Dalai-Lama, quand à lui, elle a enfin pu le rencontre par deux fois depuis sa mise en liberté en novembre 2010.
Mais Nelson Mandela? Nelson, son grand frère de lutte? Un de ses modèles. Un de ceux qui lui avait fait passer tant et tant de messages quand elle était en prison, alors que lui venait juste d'en sortir, et dont les premières paroles, lorsqu'il reçut le Prix Nobel de la Paix en 1993, furent pour lui témoigner son soutien et réclamer sa libération!
Et bien, elle n'aura jamais pu le rencontrer, ni le serrer dans ses bras, ni lui dire à quel point elle l'aimait, à quel point il lui avait montrer la voie... Quand elle était jeune, il était en prison! Quand il est sorti de prison, c'est elle qui a été arrêtée et détenue en résidence surveillée pendant plus de 17 ans! Quand elle a enfin été libérée, il était trop tard... Nelson était trop âgé, bien malade et ne pouvait plus recevoir personne...
Les mots sont si petits parfois...
Oui, son visage était blanc quand elle est monté à la tribune du Women's Forum ce samedi 7 decembre 2013 pour y annoncer la triste nouvelle et lui rendre un dernier hommage.
“Il revient à chacun d'entre nous d'exprimer du plus profond de notre coeur notre respect pour Nelson Mandela, a-t-elle-dit, la gorge serrée.
Avant d'ajouter: “Il nous a démontré que nous pouvons changer le monde!".
Et puis, elle a quitté lentement la tribune. Les mots sont si petits parfois pour exprimer ce que l'on ressent au plus profond de soi...
C'est à elle maintenant de continuer la lutte. Le chemin est encore long et semé d'embûche, mais elle y croit de toutes ses forces.
Et la voix joyeuse et forte de Nelson Mandela de résonner dans sa tête et de l'accompagner: “Cela parait toujours impossible! Mais seulement jusqu'à ce que cela soit fait!”
Pierre MARTIAL - Ecrivain-journaliste
Président et rédacteur en chef de France Aung San Suu Kyi
Aung San Suu Kyi, site français d'information et de soutien à Aung San Suu Kyi et à la Birmanie / Myanmar