N'allez pas croire que je suis dans un trip consacré à des suites, non, ça s'est trouvé ainsi, coïncidence de la date de sortie et de la récupération de ces livres. Comme "Après la fin", dont je viens de vous parler il y a quelques jours, j'ai voulu lire "Docteur Sleep" (en grand format chez Albin Michel) au plus vite. Ecrire une suite à "Shining", voilà donc le nouveau projet de Stephen King, après deux réussites remarquables, "Dôme" et "22/11/63". Pas évident, car les fans dont je fais partie, sont forcément en attente de monts et merveilles. A ce propos, d'emblée, je tiens à vous dire que "Docteur Sleep" n'est pas une suite classique, mais un roman reprenant l'un des personnages de "Shining" et utilisant son passé pour nourrir une intrigue présente. Pour autant, je pense qu'il est mieux d'avoir lu "Shining" avant, histoire de bien comprendre certains éléments clés. Je n'en dis pas plus, retrouvons le petit Danny Torrance, devenu grand...
Enfant, Danny Torrance a survécu au drame terrible de l'Overlook, hôtel que son père était chargé d'entretenir pendant la fermeture hivernale. La famille Torrance a vécu un véritable cauchemar dont elle n'est pas sortie indemne... Danny s'y est aussi découvert un curieux Don, aux conséquences effrayantes pour un gamin de 5 ans, et qu'il a eu bien du mal à appréhender...
Il lui a fallu pour cela l'aide de Dick Hallorann, un employé de l'Overlook, lui aussi sujet à ces intuitions particulières... Dans les mois qui ont suivi le dénouement tragique du séjour des Torrance dans l'hôtel maudit, l'enfant a eu des cauchemars terribles... Mais était-ce vraiment des cauchemars ? Ou les effets de ce Don mal maîtrisé ?
Avec l'aide de Dick, Danny va parvenir à enfouir au plus profond de son esprit ces monstres qui le hantent. Mais le Don, lui, est inaliénable, il continue à lui envoyer des signes et Danny doit vivre avec... Pas facile quand on considère cela comme une malédiction. Alors, en grandissant, Danny cherche à fuir cela et la fuite, c'est dans l'alcool qu'il va la trouver...
Jeune homme, il va devenir un alcoolique invétéré, un nomade allant de petits boulots en petits boulots, de ville en ville, renvoyé de partout en quelques jours, la plupart du temps, parce que ses démons, le reprenant, lui faisaient commettre des actes déplacés ou faisaient passer ses devoirs bien après son addiction.
A la vingtaine, n'ayons pas peur des mots, Dan Torrance est une épave, prêt à tout pour se payer sa cuite et subissant les conséquences, parfois graves, de ses abus. Les fantômes et les cauchemars du passé ont été remplacés par d'autres et le cercle vicieux de l'alcool qui apaise et fait oublier, au moins momentanément, est enclenché...
Au début des années 2000, alors qu'il approche des 30 ans, c'est au New Hampshire qu'il pose ses valises. Là, il va faire les rencontres qui vont le pousser à changer, à laisser derrière lui sa longue décennie alcoolisée pour commencer une vie nouvelle. En échange d'une adhésion régulière aux Alcooliques Anonymes du coin, il a obtenu un job d'homme à tout faire dans une maison de retraite.
Là, il a découvert les côtés positifs de son Don qui lui permette (bien aidé par le chat de la maison) d'accompagner les résidents dans leurs derniers instants... Somme toute, c'est un Dan Torrence apaisé que l'on voit, même si certains signes demeurent, lui rappelant parfois que son Don est parfois imprévisible, voire difficilement compréhensible de prime abord...
Quel sens donner à ces messages qu'il découvre régulièrement sur le tableau où il écrit son emploi du temps de la journée ? Avec un souvenir récurrent qui incarne sa culpabilité d'alcoolique en voie de repentir, ces signes lui rappellent son combat quotidien pour ne pas replonger, jamais, mais que c'est dur de rester sobre dans ces conditions...
Laissons Dan à son combat, ses doutes. Car le fils de Jack Torrance n'est pas le seul personnage principal de ce roman. Commençons par un groupe, nomade, lui aussi, décidément, qui se fait appeler "le Noeud Vrai". Une sorte de communauté qui se déplace à bord d'un cortège de véhicules, parfois communs, mais le plus souvent impressionnants, comme ces énormes camping-cars qu'on a plus l'habitude de voir sur les lieux de tournages de cinéma, pour servir de loges aux plus grandes stars.
"Le Noeud Vrai" est une communauté de gens du voyage, pourrait-on dire, hétéroclite, ayant ses règles de vie en commun, ses lieux de chute, une intégration dans la société qui les entoure qui repose sur une certaine discrétion... Les membres du "Noeud Vrai" se doivent d'être des citoyens modèles, au moins en apparence...
Et vogue la galère, ou plutôt, roule le cortège, selon un parcours très bien défini, avec des critères précis et, parfois, des besoins à satisfaire qui peuvent justifier un détour, une étape supplémentaire, mais le temps n'est pas un problème pour ces hommes et ces femmes triés sur le volet. Oui, on n'entre pas par hasard au sein du "Noeud Vrai", on est choisi, coopté, initié, même...
Enfin, il y a Abra. Elle naît avec le siècle, le XXIème, hein ! Et elle fait la fierté de ses parents et de son arrière-grand-mère, Concetta. Oui, Abra est une merveilleuse petite fille que l'on voit grandir jusqu'à nos jours. C'est donc une adolescente en devenir qui nous intéresse vraiment pour ce roman, tout ce que nous découvrons au fil des pages à son sujet nourrissant l'intrigue. Elle est le côté lumineux du roman quand Dan est son côté sombre. Je vais même plus loin, elle est le côté lumineux de l'oeuvre de King.
Je n'en dis pas plus, car une des forces du livre de Stephen King est sa construction soignée, qui fait que, comme je viens de le faire, on met du temps avant d'avoir en main toutes les clés. Je suis pire que lui, je ne vais pas vous les donner du tout, à vous de les trouver en lisant cette suite tant attendue à "Shining"...
Attendue et réussie, pour moi, mais sans atteindre les sommets du premier roman. Il faut dire, et c'est pour cela encore que le mot suite est très souvent imparfait, que "Docteur Sleep" est très différent en tout de "Shining". A commencer par le genre : si Shining peut aisément être considéré comme un roman horrifique, je ne dirais pas cela de "Docteur Sleep", qui propose un fantastique plus classique, ce qui ne veut pas dire que le lecteur n'y ressent aucun frisson ou ne se sent pas mal à l'aise.
Non, on est dans la lignée de ces romans récents de King dans lesquels le fantastique s'est apaisé dans la forme mais pas dans le fond. Ces romans qui, depuis "Sac d'os", plongent le lecteur dans un fantastique sombre, c'est vrai, mais reposant sur d'autres ressorts que de provoquer la peur qui glace et empêche de dormir...
Sombre... Mais lumineux. Voilà comment je qualifierais "Docteur Sleep". Car on est dans l'histoire d'une rédemption, celle de Dan Torrence. Sombre, parce qu'il ne peut pas descendre plus bas que dans la première partie du livre... Marqué profondément par les événements de l'Overlook, il peine à s'en remettre. Se noie entre peur rétrospective et culpabilité... Il trouve dans l'alcool ce qu'il sait ne pas être une solution à long terme, mais un médicament efficace à court terme.
J'ai trouvé que ce combat Don vs. alcool était un des points forts du roman. Bon, évidemment, les AA sont bien plus ancrés dans la culture américaine que chez nous, mais on comprend bien le principe. Ce qui est intéressant, c'est que le Don, pris strico sensu, évoque un aspect positif, sauf que Dan le vit comme une malédiction, et vice-versa pour l'alcool, qui l'a aidé, malgré tout, pendant des années, tout en précipitant sa déchéance...
La rédemption de Dan, c'est, à 40 ans, de décider d'enfin accepter ce Don comme une partie de lui-même, indissociable de ce qu'il est, quoi qu'il se passe. Allez, osons le cliché : il est temps pour Dan Torrance, que nous avons connu enfant-lumière dans un hôtel hanté, sous la menace d'un père devenu fou, de devenir adulte.
Et puisque j'évoque Jack, je crois qu'il y a, profondément ancré en Dan, la hantise de devenir comme son père, un monstre... Or, le paradoxe, c'est ce choix de l'alcool... Chez Jack, il attisait la violence, chez Dan, il endort l'esprit, et tant pis si, au réveil, la gueule de bois s'accompagne d'une culpabilité dévorante.
Cette relation de Dan à son père est au coeur du roman, même si elle n'apparaît concrètement que fugacement. "La vie est un boomerang", ai-je titré, avec une phrase trouvée dans "Docteur Sleep" et ce n'est pas pour rien, car les événements, comme les vagues qui viennent s'échouer inlassablement sur une plage, nous renvoient sans cesse aux événements de "Shining"...
Or, Dan se sent probablement coupable de n'avoir pas pu empêcher les drames de l'Overlook, de ne pas avoir su empêcher son père de sombrer et de devenir un autre, jusqu'à la catastrophe finale. Désormais, les événements nouveaux auxquels il va se retrouver confronté lui offrent l'occasion d'agir, et pour le mieux, d'utiliser enfin le Don d'une façon qu'il juge bénéfique.
Et surtout, lorsque ces événements vont faire revenir vers lui le spectre de l'Overlook, l'occasion de tirer un trait là-dessus une bonne fois pour toute, de se libérer de ce pesant passé pour enfin se permettre de regarder l'avenir avec un oeil plus bienveillant, avec une inquiétude raisonnée, sans peur systématique du lendemain.
Ne vous attendez pas à un thriller mené tambour battant, comme "Dôme" et même comme certains passages de "22/11/63". Non, "Docteur Sleep" est pour moi un formidable roman d'atmosphère, lourde, pesante, allant en s'obscurcissant au fur et à mesure que le danger se précise... Vénéneuse, voilà le terme que j'avais sur le bout de la langue ! Tout au long de ce livre, l'atmosphère est vénéneuse !
Comme je l'ai dit plus haut, tout se met en place petit à petit et je ne serais pas surpris que certains lecteurs reprochent à ce roman une certaine lenteur. Pas pour moi, d'abord parce qu'on est dans un roman initiatique, que King ne nous parachute pas dans la vie contemporaine de Dan Torrance mais nourrit son roman des années passées entre "Shining" et "Docteur Sleep". Il nous montre l'évolution au fil des années de son personnage et ses expériences, toutes, font de lui le Dan de 40 ans.
Rien n'est laissé au hasard, tout ce qui semble anodin ne l'est pas croyez-moi, on a même droit à pas mal de surprises et de trouvailles de la part du Maître. Oh, cela peut sembler factice, je ne le crois pas, King est trop malin pour cela. On sait à quel point ses monstres, ses "méchants" ont toujours été particulièrement soignés, c'est encore le cas ici, avec une idée formidable, je trouve, qui lui permet d'être dans l'air du temps sans tomber dans la facilité.
Enfin, il y a la question de la mort qui plane sur ce livre... Dan accompagne des mourants mais vit avec la mort depuis son plus jeune âge, comme si la Faucheuse était perchée sur son épaule... Evidemment, la mort a toujours fait partie des romans de Stephen King, mais il me semble que sa façon de traiter ce thème a changé.
Est-ce le temps qui passe et qui éloigne des peurs enfantines pour rapprocher de l'inexorable échéance ? Ou bien est-ce de l'avoir frôlé de si près, avec le terrible accident dont il fut victime dans les années 90 ? Sans doute un peu des deux, mais je ne peux m'empêcher de trouver qu'un changement de cap a été amorcé dans ses romans après cet événement... Il l'exorcise même avec la toute fin du roman, dans un étonnant clin d'oeil...
Ici encore, la mort est omniprésente, sous des formes différentes, naturelles comme surnaturelles, attendues comme inattendues, douces comme violentes, sans heurt ou carrément terrifiantes... Pour moi, la première partie de l'oeuvre de King était consacrée à la peur, désormais, c'est plus la mort qui concentre l'attention...
Je ne sais pas ce qu'il adviendra de Dan Torrance, désormais, mais je crois qu'il a enfin découvert la sérénité. Qu'il a, si ce n'est totalement maîtrisé, au moins apprivoisé le Don... Fallait-il écrire cette suite ? Vaste sujet, évidemment, et sans doute une opinion par lecteur... En ce qui me concerne, je ne serais pas catégorique à ce sujet.
J'ai pris du plaisir à lire "Docteur Sleep", un temps, je me suis même mis dans l'état d'esprit qui consistait à prendre ce roman indépendamment de "Shining" avant de comprendre que ces deux livres étaient intimement, profondément liés, malgré leurs différences fondamentales... Avoir mis 35 ans à l'écrire et avoir laissé passer le même laps de temps dans la fiction joue énormément à mes yeux...
King raconte que l'idée de mettre de nouveau en scène Danny Torrance lui est venue lorsqu'un lecteur, au cours d'une séance de dédicaces, lui a demandé ce que devenait l'enfant... A la lecture de "Docteur Sleep", j'ai vu, certes, le récit de la vie d'un personnage de fiction, mais je crois, aussi, l'évolution sur près de quatre décennies d'un homme et d'un écrivain, à travers deux romans importants...
Difficile de ne pas conclure avec King en personne, puisque ce roman nous a valu une visite studieuse à Paris... Je vous propose donc, si vous le souhaitez, de découvrir ou redécouvrir deux de ces moments :
- La soirée exceptionnelle au Grand Rex.- Sa venue comme unique invité dans l'émission de France 5, la Grande Librairie.