Et si on pouvait communiquer avec les voyageurs du passé ? C’est en partie un des arguments du roman virtuel sur lequel je travaille. Mais pas seulement ; ou plutôt même, l’idée de la rencontre est plus large puisque chaque écrivain de talent invite au voyage et cherche à nous attirer à lui, indépendamment de la réalité temporelle.
Gagner du temps, récupérer du temps perdu par ceux qui nous ont précédés devrait pouvoir permettre de prendre à témoin ces personnages du passé et en même temps de se saisir de leur témoin, comme dans une course et enfin d’être leur témoin, si jamais ils ont besoin de se défendre à nouveau, pour peu qu’ils aient été un peu oubliés.
Les éditions Magellan ont poussé cette idée dans sa pure logique en publiant il y a un an « L’Almanach des voyageurs », une suite de lettres virtuelles coordonnés par Jean-Claude Perrier, avec pour idée de mettre en relation douze écrivains-voyageurs d’aujourd’hui avec leurs prédécesseurs. Le coordinateur de cette stimulante idée, s’adresse lui-même à Joachim Du Bellay.
Chacun de ces textes est un concentré d’intelligence passionnée, même s’il s’agit parfois de rentrer en relation avec des écrivains sulfureux comme Louis-Ferdinand Céline, mais puisque je me place depuis quelques semaines dans l’orbe de Nicolas Bouvier, je ne résiste pas au plaisir de citer le texte de Christian Garcin, romancier et auteur de carnets de voyages. Il intitule sa lettre temporelle « L’intranquillité heureuse », rejoignant ainsi le titre d’un livre de Gérard Garouste. Garcin fait partie de ceux que la littérature de voyage n’intéresse pas, mais que la littérature passionne quand elle prend pour objet la fracture du déplacement.
Bouvier, dans ce florilège merveilleux, établit il est bien vrai une différence, un écart et provoque le sentiment de l’évidence d’un rendez-vous indispensable et passionnant qui appartient au royaume de l’inédit.
« Je lisais récemment un article sur Fernando Pessoa » nous dit l’auteur « dans lequel il écrivait : « Emotion. Attachement. Et tout de suite une lumière. Un très délicat bonheur d’être là, vivant, à lire ça. (…) Il vous prépare aux heures d’intranquillité heureuse. »
Et cette autre formule qui, je pense, suscitera, où qu’il soit, le plaisir d’un l’écrivain qui prenait un plaisir gourmand à choisir ses mots. Une formule qui s’adresse également à son épouse Eliane qui nous avait fait l’amitié de nous rejoindre au Puy-en-Velay en septembre 2007 pour célébrer les itinéraires culturels : « …votre prose pénètre la peau du monde, la coud à l’intérieur de la mienne – et c’est ainsi, à vous lire, que j’arpente cette pelisse nouvelle avec jubilation. »
Revenir vers Nicolas Bouvier est presque un devoir. Les éditions Payot et Rivages ont publié également il y a un an « Il faudra repartir », suite de textes inédits sur des découvertes qui s’étalent de 1929 à 1998. L’idée est bien en effet de repartir, de retrouver ses propres pas, d’en cerner les traces au milieu des marques du temps, jusqu’à atteindre les lieux où la solitude ne veut pas dire la fin du monde, mais la fin des pistes communes, voire l’ultime tracé des plus courageux, pour atteindre le moment des épousailles des mots et des choses inédites. Là où tout se dépasse, où tout se rompt.
Et il ne faut pas obligatoirement aller jusqu’en Laponie ou à X’ian, même s’il faut bien entendu y aller. 1957-1958, les routes françaises sont encore départementales. Je les découvre avec mes parents grâce aux autocars qui relient encore la capitale et les petits villages perdus. Bouvier s’insinue avec sa voiture improbable dans les campagnes pour présenter ses films et les accompagner de conférences exotiques. « Bourgoin. Fait froid, il pleut, derrière le restaurant routier Marco Polo un long corridor kaki mène aux toilettes, une échelle, une moto qui s’appelle la Captivante. »
La Route de la Soie fait ainsi irruption dans une Bourgogne qui ne sait pas encore qu’elle va devenir touristique et où les cinémas qui se nomment encore Rex, n’ont pas été encore vaincus par la télévision.
Bibliographie :
L’Almanach des voyageurs. Elodie Bernard, Julien Blanc-Gras, Jean-Luc Coatalem, David Fauquemberg, Eric Faye, Christian Garcin, Guillaume Jan, Estelle Nollet, Charles poitevin, Antonin Potoski, Alexandre Poussin et Astrid Wendlandt. Sous la direction de Jean-Claude Perrier. Magellan et Cie. 2012.
Nicolas Bouvier. Il faudra repartir. Voyages inédits. Editions Payot et Rivages. 2012.
Et toujours pour le plaisir : Nicolas Bouvier. Le poisson-scorpion. Editions Gallimard 1982. Editions de poche 1996.
Photographies : Nicolas Bouvier et Thierry Vernet. Rue américaine, photographie Nicolas Bouvier.