L’État en viendra-t-il à recruter des policiers à poster devant chaque lit de France et de Navarre ? Et devant
chaque porte cochère ?
La proposition de loi visant à pénaliser les clients de la prostitution a été adoptée en
première lecture par l’Assemblée Nationale ce mercredi 4 décembre 2013, avec 268 voix contre 138 (dont les députés écologistes). 79 députés se sont abstenus et 92 n’ont pas pris part au vote. Le
texte va donc aller au Sénat.
La loi énonce trois éléments :
- Premièrement, elle sanctionne les clients de la prostitution, par une amende de 1 500 euros voire 3 000 euros en
cas de récidive (ce qui fait cher la "passe").
- Deuxièmement, elle abroge le délit de racolage passif
mis en place en 2003.
- Enfin, troisièmement, elle prévoit quelques mesures pour favoriser la réinsertion
des prostituées.
Précisons avant de commenter que le milieu de la prostitution m’est totalement étranger. Je considère même
que la plupart des prostituées auraient plutôt un effet répulsif qu’attractif sur ma libido. Je ne sais pas si je suis normal (probablement pas, vu le nombre de fantasmes qui s’inspirent du look
des prostituées) mais je reste toujours perplexe face à ce type de demandes que l’État a su très vite taxer comme n’importe quelle autre activité professionnelle.
Précisons également que je reste toujours abasourdi devant les sujets que ce gouvernement considère comme prioritaires (à l’instar du mariage gay) et dont les discussions polémiques polluent les
vraies urgences d’aujourd’hui (qui restent avant tout économiques : l’emploi, le logement, la réindustrialisation de la France, le déficit du
commerce extérieur, etc.). Je sais que c’est une proposition de loi et pas un projet d’origine gouvernementale, mais la ministre Najat
Vallaud-Belkacem semblait prendre à coeur la défense de ce texte devant les députés. Je sais aussi qu’un gouvernement doit pouvoir agir sur plusieurs fronts à la fois, mais point trop n’en
faut.
Vu l’importance secondaire du sujet, il ne me paraîtrait pas vraiment raisonnable, par exemple, de vouloir
manifester pour défendre le "droit à la prostitution". Il y a d’autres causes bien plus essentielles dans ce monde si imparfait pour se mobiliser ainsi.
D’un point de vue intellectuel, ce texte peut être compréhensible : au lieu de se focaliser sur l’offre
(notamment en rendant délictueux le racolage passif sur voie publique, ce qui ne m’apparaissait pas vraiment souhaitable), la majorité parlementaire s’est concentrée sur la demande, les clients.
Et disons-le clairement, pour la très grande majorité, il s’agit d’hommes et pas de femmes.
Sur le plan intellectuel, on peut cependant douter de bien comprendre ce texte : la prostitution reste
encore autorisée mais les clients seront pénalisés. C’est un peu hypocrite, c’est comme si on autorisait la libre circulation en automobile mais qu’on obligerait les automobilistes à payer des PV …dans tous les cas !
D’un point de vue moral, il se comprend aussi. Mais en reprenant la morale de la fin du XIXe
siècle. Inutile de pointer ici l’incohérence du gouvernement à soutenir un texte qui pénalise les relations extraconjugales à finalités pécuniaires et parallèlement, toute une batterie de textes
ou de futurs textes qui rompent avec cette même morale : le mariage gay et l’autorisation d’expérimentation sur des embryons humains, en
attendant d’autres sujets que je n’ose même pas imaginer, tant une partie de cette majorité socialiste se montre "ultra" sur ces questions.
Incohérence aussi avec le principal "financeur" des campagnes électorales socialistes qui n’hésitait pas il y
a quelques mois à comparer la location d’utérus avec l’utilisation de ses bras pour un ouvrier, on le supposera donc agacé ici qu’on ne puisse plus disposer tranquillement de son corps comme
outil de travail.
Incohérence également quand on laisse entendre que la Ministre de la Justice Christiane Taubira préparerait un projet pour dépénaliser la consommation de cannabis.
Je conçois également qu’il n’y a pas de liberté absolue à disposer de son propre corps, pour la simple raison
que cet unique principe encouragerait le trafic d’organes. Dans un État de droit, les libertés doivent être encadrées de manière à ce qu’aucun citoyen ne soit lésé, d’une manière ou d’une autre,
par la liberté d’autrui.
En revanche, d’un point de vue social, cette décision me paraît aberrante. Encore une fois, il faut revenir à
l’objectif : l’objectif n’est pas d’interdire à de misérables hommes d’aller fréquenter des prostituées (en écrivant cela, j’ai vraiment l’impression que la vie politique s’est désormais
immiscée sous les couettes), mais de venir en aide aux personnes (essentiellement des femmes) qui ont décidé, parfois par défaut, de "vendre" leur corps pour quelques minutes de plaisir tarifé.
Et surtout, d’éviter qu’elles le fassent sous la contrainte.
J’imagine là aussi que devenir prostituée ne doit pas être follement enthousiasmant. Comme on deviendrait
acteur ou footballeur. J’imagine que, malgré parfois des articles de pages entières du journal "Le Monde" consacrés à des femmes qui, pour garder un certain niveau de vie, sacrifient
quelques-unes de leurs soirées pour remettre à niveau leur porte-monnaie, c’est toujours une honte d’en arriver jusque-là.
Encore une fois, je reste personnellement dans l’incompréhension de ces personnes qui séparent les relations
sexuelles des relations affectives. Mais j’admets que la réalité montre que cette séparation, tout comme l’incidence de l’argent à un stade ou à un autre d’une relation, existent parfois. L’État
doit-il culpabiliser les miséreux du sexe ? Est-ce son rôle ? (Quand je parle de "miséreux du sexe", cela peut tout autant évoquer les timides, les novices, les aigris, que les malades
de la chose, etc.).
Pourtant, si l’esprit de la proposition de loi est louable, à savoir, se focaliser sur les prostituées, les
aider à s’en sortir, je pense qu’elle manque à son but. Certes, en abrogeant le délit de racolage passif, on leur enlève une épée de Damoclès, ce que j’approuve.
Mais la proposition ne s’attaque pas au vrai problème : à savoir, le proxénétisme, qui a toujours été
réprimé par la loi. Plus clairement, le fait que des personnes soient dans une quasi-obligation de se prostituer à cause de pressions parfois violentes.
Empêcher que les jeunes Roumaines qu’on peut voir sur le bord de certaines routes franciliennes, parfois au
péril de leur vie, seules et sans protection pendant une journée, se retrouver piégées dans un réseau qui a dû confisquer leur passeport, oui, ce serait louable.
Mais alors, il faudra aussi m'expliquer pourquoi empêcher "l’activité" de la prostituée (réellement)
"indépendante", qui a dû réfléchir suffisamment longtemps avant de franchir cette étape peu heureuse de sa vie, et dont le sens moral ne regarde qu’elle. Et ses éventuels clients. Tant que les
deux soient vraiment consentants et majeurs.
Au contraire, la pénalisation du client va renforcer les réseaux de prostitution qui vont avoir plus les
moyens pour cacher leur "business" que les "indépendantes". Il paraît d’ailleurs tout à fait utopique de croire qu’une poignée de députés serait capable de supprimer la prostitution. Utopique et
prétentieux. Ce lien vénal entre sexe et argent est aussi mécanique et ancestral que le lien sexe et pouvoir. Il n’est certes pas fatal mais présent dans toutes les sociétés. Le réalisme impose
de prendre en compte cet état de fait au lieu de le nier purement et simplement. Comme une autruche.
Mohamed Douhane, policier du syndicat Synergie Officiers, ne dit pas autre chose : « Ce n’est pas en traquant les clients des prostituées qu’on va assécher la prostitution. Au contraire, les prostituées auront le loisir de rentrer dans la
clandestinité pour pouvoir travailler. Alors, elles rentreront automatiquement sous l’autorité, sous le contrôle de réseaux proxénètes mafieux. On est vraiment dans la loi ubuesque. »
(sur iTélé le 4 décembre 2013).
Et l’idéalisme du texte n’est pas sans conséquence sur l’action de la police qui a d’autres chats à fouetter
que d’aller surveiller les porte-monnaie à proximité des oreillers. Le même policier ajoute : « Nous n’avons pas aujourd’hui les effectifs
suffisants pour pouvoir pénaliser les comportements des clients. Je crois que nous avons aujourd’hui d’autres priorités que de traquer les clients de prostituées. ».
Bref, même adoptée, ce serait une loi inapplicable, comme de nombreuses autres.
Ce texte, discuté sans concertation avec les personnes concernées (mais y a-t-il un syndicat des prostituées ?), supposé être un outil de défense
des femmes et du féminisme, va en fait enfoncer les femmes qui sont déjà dans ce cycle infernal. Les enfoncer financièrement. Les enfoncer physiquement.
En quelques sortes, l’horizon sous-tendu par ce texte va être la mort du commerce de proximité et le renforcement des hypermarchés de la prostitution.
Était-ce vraiment cela que voulait le législateur ? Les sénateurs, dans leur sagesse, sauront peut-être infléchir l’impétuosité des députés.
J’ai toujours eu peur quand l’idéalisme était au pouvoir.
Car il est nécessairement totalitaire, imposant
sa morale aux autres.
Aussi sur le
blog.
Sylvain Rakotoarison (6 décembre
2013)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
François Hollande.
Najat Vallaud-Belkacem.
"Le mariage pour tous".
Dépénaliser le cannabis ?