Des Vérités, il y en a beaucoup. Disons même qu'il y en a autant qu'il y a d'émetteurs. Ce qui signifie qu'en réalité, il n'y en a pas. Ou peu. C'est très relativiste comme manière de voir les choses, mais ce constat me semble (à moi, donc ce n'est pas une Vérité) frappé du coin du bon sens. L'une des rares positions qui peut être, à mon sens, qualifiée de vérité universelle est la suivante : on ne peut être pertinent, ou être dans le ... vrai, que lorsque l'on parle de ce que l'on connaît. Relativisme, toujours.
Cet aphorisme est vrai (ou pas, donc) pour Wikipédia comme pour tout le reste. Je suis presque toujours anéanti (toutes proportions gardées. C'est du figuré) quand je lis des personnages, qui ne contribuent pas et ne connaissent pas le projet, se répandre un peu partout (dans la presse ou autre) pour en dire ce qu'ils en pensent, et asséner leurs Vérités en la matière. Faute de connaissances suffisantes sur la nature et le fonctionnement du projet, c'est souvent du grand n'importe quoi. Bon, soyons franc, dans la plupart des cas les auteurs eux-mêmes le savent fort bien, même inconsciemment. Les personnes externes à Wikipédia et qui parlent de Wikipédia sont en effet, dans leur écrasante majorité, à classer dans ces deux catégories : soit ce sont des journalistes qui sont bien embêtés de devoir rendre des papiers sur un sujet dont ils se fichent éperdumment, et torchent le tout en deux temps trois mouvements (et ils ne peuvent, dès lors, qu'être conscients de leur médiocrité) ; soit il s'agit de personnalités mécontentes de ce que Wikipédia dit d'elles, et qui se contentent de généraliser avec outrance ce qui ne concerne finalement que leur petite personne (bref, ils sont aigris et égocentriques, et au fond d'eux ils le savent très bien).
Une critique superpuissante mais aux pieds d'argile
Reste une troisième catégorie, plus rare mais existante : celle des analystes du "phénomène Wikipédia". Ou prétendue tels. Et, là encore, quand on n'est pas dans le bain, ou qu'on "analyse" surtout à la force de ses préjugés initiaux, on tombe également très vite dans le n'importe quoi par ignorance caractérisée. Notons bien, ami lecteur, et les deux exemples que je vais vous fournir le confirment, que cela marche dans les deux sens : ce constat vaut aussi bien pour les thuriféraires béats qui veulent transformer Wikipédia en Révolution à elle toute seule, et passent finalement à côté de l'essentiel, que pour les contempteurs enragés qui sont prêts à tout, surtout aux contre-vérités et aux délires, pour étayer leurs thèses. Je me suis procuré aujourd'hui, car il fallait bien que quelqu'un d'autre que l'inénarrable Wikibuster se le coltine, le livre du journaliste et écrivain Daniel Ichbiah qui s'intitule "Les nouvelles superpuissances". Qui sont nommées dès la couverture : Google, Yahoo, Facebook, Apple, Microsoft, Twitter et ... Wikipédia.
Ne vous réjouissez pas trop vite, chers contributeurs du projet, d'être "superpuissants". Le terme se veut en réalité péjoratif, et le chapitre consacré à Wikipédia (quelques dizaines de pages) n'est, c'est clair rien qu'en le parcourant, qu'une très violente charge. Je consacrerai prochainement un billet à une analyse détaillée, une fois que je l'aurai lu avec toute l'attention nécessaire. Mais le simple survol me garantit déjà de grands moments de poilade, et le constat d'une impeccable rigueur d'enquêteur. Rien que les sources de l'auteur valent leur pesant d'or : Alithia (que l'on ne présente plus), Wikibuster (que l'on ne présente plus non plus), Loys Bonod (le fameux prof vandale) et Nezumi (qu'il faut peut-être présenter aux contributeurs arrivés après 2006 : il s'agit d'un ancien administrateur banni pour avoir fait un peu trop joujou avec une multitude de comptes. On sent qu'avec lui à la base de l'enquête, l'honnêteté et la rigueur doivent naturellement transpirer à chaque phrase du chapitre ...).
Deuxième constat de mon survol : je n'ai pu m'empêcher de m'arrêter lorsque des pseudonymes bien connus apparaissaient au fil des pages (car oui, des contributeurs sont cités. Ou plutôt violemment dénoncés). Wikinade, qui est au passage promue au galon d'administrateur (toutes mes félicitations), en prend ainsi pour son grade en raison de son terrible crime : avoir contrarié Yann Moix en novembre 2009. Coyote du 86 est, pour sa part, le symbole des administrateurs autoritaires et décadents pour avoir supprimé, en août 2011, l'article consacré à un dénommé Max Marchaps. Enfin, dernier amusement immédiat, cette phrase que je vous cite in extenso et qui figure après la dénonciation vigoureuse de la mesure de bannissement ayant frappé Peppy Hare : "D'autres contributeurs importants se sont ainsi retrouvés bannis du jour au lendemain ; Noritaka666, Bedlam, Fabrice Ferrer, Lgd, Altshift ...". Sans doute une illustration de tout le crédit qu'on risque de devoir accorder à cette "enquête" si rigoureuse. Les vérifications les plus élémentaires ne sont même pas faites. On peut toujours discuter de l'importance de tel ou tel, mais je ne crois pas que les 300 contributions (et des brouettes) du dénommé Bedlam, que je connaissais pas, en aient fait un contributeur "important". Par contre, je pense que Fabrice Ferrer, jusqu'à preuve du contraire bien présent et toujours administrateur, risque d'être très surpris d'apprendre qu'il a été "banni". Pour les autres cas, aucune vérification pour voir si, des fois, il n'y aurait pas des motifs valables à de telles mesures de bannissement (de toute façon, les motifs ne sont même pas donnés. Apparemment, se passer des services d'un contributeur "important" est en soi un crime). Le reste est à l'avenant : enchaînement de poncifs, reprise sans vérifications des racontars de ses sources bloguesques, montées en mousse de petits faits isolés, etc. Je vous le dis : je vais m'amuser en faisant plus tard mon analyse détaillée.
La Bible d'aujourd'hui ?
Ce n'est pas moi qui le dis, mais Roger Sue (un sociologue, professeur à l'université Descartes à Paris) dans un article du journal Le Monde d'aujourd'hui (page IV du supplément "Vivre ensemble") traitant de la "richesse inédite des hommes". Celle de la démocratisation de la culture, de la diffusion des connaissances, qui connaissent une véritable révolution par le bais d'Internet. Un sujet en passe de devenir un classique mais qui mobilise effectivement, de plus en plus, les sociologues, anthropologues et philosophes (entre autres). Symbole s'il en est de cette nouvelle donne : Wikipédia, évidemment. Mais un symbole seulement : il serait ridicule de résumer cette révolution numérico-culturelle, et ses nombreuses implications socio-économiques, à la seule Wikipédia. D'autant plus (et c'est un point sur lequel je demeurerai intransigeant) que ce projet n'existe pas pour faire de la politique ou de la propagande, même sur ses propres valeurs (je fais avant tout référence au libre, chacun l'aura compris), quand bien même son hébergeur, la Wikimedia Foundation, et certains chapters (qui, rappelons-le, ne réprésentent ni Wikipédia ni sa communauté de contributeurs) font tout pour la dévoyer en ce sens.
Pourtant, Roger Sue franchit largement le Rubicond. Là encore, l'ignorance de ce qu'est Wikipédia, au profit de comment elle est fantasmée, est à l'oeuvre. Et produit par conséquent les mêmes excès qu'avec Ichbiah. En inverse car là, il faut le reconnaître, c'est très flatteur : "Que s'y côtoient le meilleur comme le pire n'empêche pas que, en dépit de ses imperfections, le nouveau grand livre de notre Univers, après la Bible et la grande Encyclopédie des Lumières, ait aujourd'hui pour nom Wikipédia". Bigre. Bon, tout cela flatte mon ego de contributeur, même si je ne suis pas sûr que L'Encyclopédie de Diderot ait eu un rayonnement comparable à la Bible : c'est un peu franco-centré comme référence (même si je n'ignore pas que oui, les Lumières françaises se sont largement exportées). Surtout, même si je comprends bien que la comparaison se fait donc en terme de rayonnement, je ne suis pas certain qu'elle soit vraiment pertinente. La Bible est le livre fondateur de religions. L'Encyclopédie avait avant tout une visée politique (celle de promouvoir la philosophie des Lumières), directement à l'origine des Révolutions des XVIII et XIXe siècles. Nous retrouvons donc la problématique que je soulignais : l'auteur ne raisonne qu'en termes politiques. Il voit avant tout Wikipédia comme un projet militant, avant-gardiste d'un changement profond de société à venir, ou même déjà en cours. Ce sera peut-être le cas, de fait. Du moins comme symbole, mais pas comme militant. Car non, Wikipédia ne fait pas de politique. Elle est simplement un projet d'encyclopédie, visant à partager les connaissances encyclopédiques selon un mode nouveau. C'est tout.
Appréhender Wikipédia comme un outil politique ne permet pas de voir sa véritable nature. Ainsi est-elle par la suite décrite dans l'article de Roger Sue : "Le crowdsourcing, qui autorise autant d'anonymes que de savants à tenter de répondre à des questions nouvelles que les plus brillants cerveaux peinent à résoudre, illustre aussi ce déploiement de la société de la connaissance". Que le projet wikipédien participe à ce déploiement est un fait indéniable. Qu'il soit là pour répondre à des questions nouvelles l'est beaucoup moins. L'erreur vient du fait que, tout à son analyse politique, Roger Sue pense que Wikipédia peut jouer le même rôle que l'Encyclopédie de jadis : voir les nouveaux enjeux et y répondre. Guider vers une société meilleure, ou en tout cas une nouvelle société. Alors que non, mille fois non. Wikipédia a des principes : elle est une encyclopédie. Elle traite ses sujets de manière neutre. Elle proscrit les travaux inédits. Autant de composantes fondatrices de sa nature en totale contradiction avec l'ambition supposée que le prêtre le sociologue. Mais cela, rien à faire, il l'ignore. Ou préfère l'ignorer. Merci quand même pour les compliments.