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[SF] Cloué au ciel

Par Flo

Si le monde était de fiction, alors j’appartiendrais à Victor Hugo. Et j’aurais pu me réfugier dans ses pages. Dans la réalité, il n’y a rien de sacré. Si un homme recherché se terre dans un livre, alors on n’hésitera pas à brûler le papier. Il n’y a pas de règle.

Je suis difforme. Une créature lente et faible. J’ai les jambes flageolantes, les genoux fébriles, à croire que je porte constamment le monde sur mes épaules. D’ailleurs, les rares fois où j’ai aperçu ma jeune carcasse dans une glace, je n’y ai vu que laideur, et cette excroissance sur l’omoplate qui m’empêche de me mouvoir correctement. Où que j’aille je me sens épié, fendu de bas en haut par des regards et des pensées obscures. C’est à croire que j’ai mérité ce corps, que je suis coupable d’un génocide dont j’ignore tout. Mes seuls amis ne parlent pas et ne marchent pas. Ils n’ont pas de dents et pas de bosse non plus. Ils sont ailés, et roucoulent. Ce sont des bisets, des ramiers, des colombins. Pour le commun des mortels, ce ne sont que des pigeons, des nuisibles porteurs de maladies, des parasites qui enlaidissent le paysage de la ville. Il y a quelques années encore, ils peuplaient les pigeonniers et tout le monde était content. Peu de temps après ma naissance, lorsqu’ils découvrirent que personne ne voulait les dévorer, ils ont fouetté l’air et se sont enfuis de leur cabane de bois. Un essaim de becs dans la cité. Ils l’ont envahi se sont nichés dans les aéro-gares, les zeppelins, sous les ponts, dans les fondations des bâtiments. Ils se sont collés à la ville et ont trainé leurs pattes dans les parcs, les jardins, sur les fiacres, les toits, les monuments. Ils m’ont trouvé. Je n’étais qu’un enfant, à dire vrai, j’étais une boule de chair, une boule de rien.

Ma mère m’avait expulsé de son trou après une halte sur le Pont Royal et m’avait abandonné. Peut-être bien que ma laideur l’avait emporté sur sa volonté à me garder. Je n’aurais pas dû vivre. J’étais condamné à moins qu’un facteur humain n’entre en jeu ; le peintre Antoine. Tous les matins, il plantait son chevalet sur le pont et redessinait le monde à son goût. Ce jour-là fût le seul où il ne peignit pas. Il m’enveloppa de son manteau, et me ramena chez lui. Là-bas, ne sachant que faire de moi, il me confia à sa voisine. Il ne voulait pas me donner à l’assistance publique. Le pays pansait encore les plaies de la vague d’abandons d’enfants du siècle passé. Il savait qu’avec mon physique, j’aurais été jeté directement à la fosse commune et enterré vivant. Je grandis tant bien que mal, et le monde grandit aussi. Le métal consolida la ville et devint son squelette, et le progrès fut son langage. Une nouvelle ère était en marche. Derrière ma fenêtre crasseuse, les bâtiments poussaient, les rails se dupliquaient, la vapeur se répandait telle une bulle chaude et humide, et les éclairs pleuvaient aussi. Tout un chacun se creusait l’esprit pour manipuler et maitriser le courant, c’était une époque d’expériences.

Après la disparition soudaine du peintre, la voisine m’observa autrement. Cela faisait déjà sept ans que je roulais ma bosse sur cette Terre. Je n’étais jamais sorti de ma chambre. Lorsque la voisine comprit que le peintre ne reviendrait plus, elle empoigna ma tignasse et me traina jusqu’au sous-sol. Je ne savais pas ce qui se passait. Le visage tordu par la peur, le corps vibrant, je paniquai.

— C’est là que tu dormiras maintenant créature ! Dire que j’ai failli te donner le sein ! C’est à cause de toi qu’il est parti ! Il m’a laissé à cause de toi !

Pluie de coups, tentative d’étouffement avec un coussin, cheveux arrachés. Sa fureur légèrement dissipée, elle remonta, claqua sa porte et je connu l’obscurité durant plusieurs années. Elle ne m’ouvrait que pour récurer sa maison. Durant ce temps de servitude obligé, je rêvais du ciel. Son bleu, son blanc, l’aspect cotonneux de ses nuages, les trous de gruyère provoqué par le Soleil, la douce pâleur de la Lune et la poésie qu’il inspirait… Je voulais embarquer sur un steam-plane et me délecter de ce spectacle si écrasant, d’une beauté sans égale.

Là-haut je me disais, il n’y a rien et il y a tout, être là-haut, c’est être seul et il n’y a rien de mieux qu’être seul.

Le contact avec les autres me rongeait petit à petit. J’étais mal. J’étais affamé, assoiffé et cette femme qui me considérait comme un monstre redoublait d’effort pour faire de mon existence une horreur. Plus d’une fois, mon esprit fût une tombe où je pris une pelle et y enterrai des souvenirs atroces. Plus d’une fois.

C’est lorsque l’on s’y attend le moins que survient l’espoir, telles ces lettres d’amour remises par un facteur ordinaire. Le mien était tacheté, dodelinait de la tête et était bien décidé à m’arracher de cet enfer. Un matin, il cogna ses carreaux, et la bougresse voulut le chasser à coup de balai. Le matin suivant, ils étaient deux, puis trois et ainsi de suite jusqu’à ce qu’elle soit submergée et que les volatiles dispersent leurs plumes dans toute sa maison. Assaillie, la peau écorchée par les coups de becs et de griffes, elle s’en retourna dans son lit et je ne saurais comment mais, un incendie naquit dans ses draps. Peut-être mes sauveurs avaient-ils brisé une lampe à pétrole non loin d’elle ? Quoiqu’il en soit, l’air devint suffoquant et instinctivement, je reculai et me calai dans un coin. Je cognai ma bosse contre la pierre. Alors, un écho puissant implosa et se rapprocha, telle une vague charriée par Dieu lui-même. Mon être, ma machinerie fut noyée par la peur, et qu’avais-je à craindre ? Ma vie était un cauchemar. Pourtant je m’y accrochai.

Lorsqu’ils défoncèrent la porte, je ne voyais rien. Paupières closes, tête dans les épaules, je voulais que tout s’achève le plus vite possible. Ils me cernèrent, et je sentis l’un d’eux tâtonner vers mes haillons, et tirer dessus. Un autre lui « emboita » le pas, et ainsi de suite. Ils étaient si nombreux, une tornade d’ailes teintée de plomb, de nuit et de roucoulements. Enfin, lorsqu’ils m’arrachèrent de ce foyer infernal, et qu’une vague de stupéfaction vocale zébra les rues avoisinantes, j’ouvris les yeux ; des ailes, des billes opaques qui me scrutaient, des dizaines de milliers de mouvements discontinues, j’étais harnaché à cette nuée, tenu par leurs griffes. C’était incroyable. Moi, l’enfant-créature, l’horreur sur patte, le monstre domestique, je me tenais là, à cheval entre le Ciel et la Terre, sauvé par des pigeons coriaces et extraordinaires. Je ne savais que dire ou que faire. Ils décidèrent donc à ma place.

Comme s’ils n’étaient qu’un seul et unique oiseau, ils lâchèrent prise. J’étais si haut. Je pouvais presque arracher un bout de nuage et le croquer comme ces photographies d’enfant à la fête foraine que j’avais vu, chez la voisine. Sauf que tout ce qui monte doit redescendre. C’est la loi de la gravité, c’est comme ça. Tandis que je fondais sur le sol, et qu’intérieurement je me liquéfiais, je vis une flaque anthracite immense se former entre la ville et moi. C’était eux, et ils ne semblaient n’être qu’un. Un seul et même pigeon, un immense oiseau aux ailes longues de plusieurs mètres. Aux milliers de regards, de griffes, au plumage unique. À cet instant précis, mon esprit catapulta ces pensées vers Antoine, et je me dis combien il aurait aimé peindre cet instant.

— Aaaaaaah !

Et « flowsh ». Ce n’était pas un mot, rien de plus qu’un terme pour résumé l’atterrissage sur ce puzzle aérien géant et mouvant. «Flowsh ». Ils s’étaient agglutinés les uns avec les autres, formant une chimère du Ciel, une apparition unique. Et j’étais dessus. Quelle sensation que d’être dessus ! J’eus à peine le temps de prendre conscience d’où j’étais, que mon sol se mit en branle et battit des ailes. Mes globules s’écarquillèrent, si fort que je crus un instant finir aveugle. Tout autour de moi s’étalait le Wapo-World ; la célèbre cité des sciences et de l’industrie. C’est là que se réunissaient les plus grands chercheurs et inventeurs du monde. Du moins c’est ce les rues racontaient. Tous les ans, le Wapo-World migrait de pays en pays, et promettait de faire avancer la technologie de son pays d’accueil. Après l’Angleterre, le Japon, le Danemark, le Canada et l’Italie, il était ici, dans l’hexagone. C’était si beau. Il était à ma hauteur, et dire que je n’avais jamais envisagé de l’apercevoir même rien qu’une seconde. J’avais eu vent de son existence lorsqu’un colporteur s’était heurté à ma « mère » de circonstance. Après avoir cogné chez elle, il lui avait remis un tract de l’arrivée imminente de la cité. Elle l’avait froissé et jeté avec une telle conviction qu’on aurait cru qu’elle voulait détruire le Progrès dans son ensemble. Un matin, je l’avais récupéré, et remporté dans mon coin de cave. Il était la lumière de mes nuits, la confirmation qu’au ciel, tout peut arriver, tout est possible.

Lentement je dépliai le minuscule bout de papier, et tendit mon bras. Mon rêve venait de quitter un monde en deux dimensions et sans couleurs. J’étais parmi lui. Entre des bâtiments propulsés par des zeppelins géants, des laboratoires mobiles suspendus par des câbles et tirés par des aérostats, des serres immenses évoluant dans l’air, parmi la barbe blanche du ciel, où le soleil filtrait, permettant une photosynthèse unique pour la végétation. Des terrains d’aviation d’où décollaient les derniers modèles. C’était un monde dans le monde, et j’étais propulsé dans son sein. Tout allait changer, adieu le sol et sa misère, les morsures de rat sur mes orteils, les restes de nourriture dérobés dans la hâte et la panique. Bonjour le Ciel et ses conquérants !

Mon avion à plumes semblait savoir où m’emmener. Après un long slalom et quelques frayeurs vertigineuses parmi les différentes parties de la Cité, j’atterris sur la Place Centrale. En lettres électrifiées tintait son nom ; le Rideau. Après s’être stabilisée, la masse des pigeons muta et se remodela pour former un escalier. Devant mon appréhension, je fus gentiment poussé vers les marches éphémères. Non loin de là m’attendaient une grappe de blouses blanches. Une fois sur la place, les volatiles s’évaporèrent et un homme s’approcha de mon corps figé entre admiration et appréhension.

— N’aie pas peur. Et sois le bienvenu au Wapo-World.

Tous m’observaient, sans ciller. Je me sentais bien et mal. J’avais tant rêvé être ici, être au ciel. Et maintenant je me noyais dans l’inconnu. Mon avenir me semblait flou. Tout me semblait fou.

— Qu’est-ce que je fais là, monsieur ?

— Tu as été choisi pour contribuer à l’avancée de la Science.

— Hein ? Moi ? Pourquoi moi ?

— Mais parce que tu es quelqu’un… d’exceptionnel disons. Mais tu en sauras plus en nous accompagnant. Viens.

Il me tendait son bras. C’était la première fois que l’on me tendait un bras pour autre chose que des coups ou des accusations. Je le suivis, lui et ses compères. Je traversai le rideau et passai en revue les drapeaux qui siégeaient tout autour de moi. J’en reconnus certains, d’autres non et l’un heurta ma curiosité ; il représentait un homme ailé. Intrigué, je me hâtai jusqu’à mon contact.

— Pardonnez-moi mais…

— Oui ?

— J’ai une question à vous poser.

— Être curieux n’est pas une maladie, je n’ai rien à vous pardonner. Je vous écoute.

— À quel pays appartient ce drapeau ?

— Oh, excellente question. Et bien…

Nous reprîmes notre marche. Et un sourire se crayonna sur son visage anguleux.

— C’est le nôtre.

Après plusieurs salles immenses que l’écho de nos pas s’amusait à peupler et la sensation d’errer dans le palais d’un Sultan fantôme, je découvris une bulle de toile au milieu d’un jardin. Une petite ouverture permettait de s’y glisser. Le groupe m’invita à passer en premier. J’obéis. L’intérieur était blanc et impeccable. Au milieu trônait une étrange machine métallique sur un trépied. Une fois tout le monde à l’intérieur, mon contact s’approcha de la machine, la manipula et la mis en marche. C’était un de ces rétroprojecteurs, témoin de la nouvelle ère technologique qui avalait peu à peu le monde. Mais contrairement au modèle classique, celui-ci offrait une projection à trois cents soixante degrés. Après quelques secondes, j’étais cerné par des images terribles, et des phrases emplirent alors la sphère-écran.

— Petit à petit, le monde se meurt. Malgré la science, la recherche et le progrès, l’écart entre les hommes se creuse. Des peuples disparaissent, des enfants naissent pratiquement orphelins et des conflits enflent, dans l’ombre des coulisses du pouvoir. La vérité est que les hommes ne méritent pas les bienfaits des transformations futures de la planète. Ils sont encore trop sauvages, trop immatures, trop fougueux. Il est temps pour une nouvelle race d’homme de voir le jour. Des convaincus, des décidés, des êtres prêts à tous les sacrifices et à surmonter tous les obstacles pour qu’enfin une nouvelle société s’installe. L’homme ne peut plus se contenter de marcher. L’homme doit voler. L’homme doit déchirer les airs. Grâce aux nouvelles techniques et aux nouveaux outils, le peuple élu pourra coloniser le Ciel et enfin devenir ce qu’il doit être : le leader incontestable et incontesté de ce monde. Mais pour cela, il est nécessaire d’essayer, tomber et se relever. C’est pourquoi le Wapo-World a fait de la création de l’Homme Nouveau sa priorité. Si vous voulez être l’individu de cette épopée, si vous aussi vous pensez ne pas avoir de véritable place dans ce monde, alors engagez-vous pour la recherche du Wapo-World. Soyez cet homme neuf, cet indéfectible bastion, ce territoire créé avec l’espoir et les certitudes. Nous comptons sur vous.

Générique de fin. La bobine délia ses images où des marrées humaines s’empressaient devant les stands des soupes populaires, où des no man’s land étaient fendus par la course désespérée d’enfant au dos brûlé, où des ouvriers tombaient du haut de tours en construction, où des hordes d’illuminés priaient un Dieu absent de leurs mains poinçonnées par des clous… Je compris sans comprendre. La bouche cousue, je bouillonnais à l’idée de pouvoir être cet homme.

Homme.

On ne m’avait jamais encore défini comme tel, et j’étais encore si jeune. Lorsque la bobine tourna à vide, le meneur des blouses blanches coupa l’appareil. Et étrangement, la vision de ces images me secoua si fort que le retour à la réalité fut un soulagement. L’homme se poussa lentement jusqu’aux parois de la pièce, et les caressa doucement.

— Pour trouver l’espoir, nous n’avons négligé aucune piste. Lorsque le Wapo-World s’est dirigée vers cette capitale, il était évident que le peuple ne se compterait pas parmi nos alliés. Sauf qu’ici, qui est le peuple ? Vous ? Ou eux ?

Soudain, un ouragan de pigeons s’invita parmi nous. Noir ébène blanc craie, gris anthracite, gris cassé, je ne pouvais les dénombrer. La sphère-écran se muta en un puzzle de plumes gigantesque. Chaque parcelle de sa surface était masquée par le pennage d’un de mes amis roucoulants. C’était beau, un ballet aérien unique, inouï, de ces choses que l’on n’entrevoit qu’une seule fois dans une vie.

— C’est grâce à eux que nous vous avons trouvé. Ces pigeons ne sont pas ordinaires. Si vous les observez attentivement, vous pourrez déceler un émetteur minuscule pendu à leur cou. De la sorte, nous pouvons les contrôler, leur confier des missions et les envoyer où bon nous semble.

Je maintenais mon silence. Un voile de regret me brouillait la vue. J’aurais tant aimé être sauvé uniquement par la volonté des ces oiseaux, et non par le contrôle de quelques scientifiques voulant changer le monde.

— Voulez vous être cet homme, vous qui n’avez pas de nom ?

J’ignorais totalement ce que cela signifiait. C’était un nouveau départ. Ils se cumulaient depuis mon envol ou plutôt, mon enlèvement. Le choix était simple ; redevenir celui que j’étais à savoir quelqu’un qui n’existe pour personne et qui n’a pas de nom ou alors devenir un symbole, un espoir fait de chair, de sang, de plaies et de difformité. C’était un choix si idiot qu’il n’en était pas un.

— Oui, je serais cet homme.

— Je savais que nous pouvions compter sur vous.

Quelqu’un m’agrippa par derrière, juste avant qu’une douleur ne me chahute la nuque. Je m’évanoui. Des heures ou des jours plus tard, je me réveillais, dos au Ciel. J’étais nu, sanglé sur une table. Le sol était rouge, éclaboussé par des restants d’entrailles. Je ne voulais pas y croire, je ne voulais pas y penser, et pourtant c’était bien cela, des entrailles. Et cette odeur, c’était insupportable. La porte s’ouvrit violemment, et on entra. Ma première pensée fut pour ce fichu bout de papier écorné. Ce mensonge sur pellicule. Pourquoi y avais-je cru ?

— Il est comment le ptit nouveau ? Il a du caractère, il est franc du collier ? Il est… il est bossu ! Ah ça alors ! C’est pas courant ! J’espère que tu vas pas nous péter à la tronche mon petit gars ! Bon bon bon…

L’inconnu cumulait les pas autour de moi. Sa voix était une première fois, son visage était un mystère. Je n’étais plus inquiet. J’étais terrifié. Je voulais m’enfuir. Je ne voulais plus être un homme nouveau. Je ne voulais même plus être un homme tout court.

— Monsieur… monsieur ?

— Il y va de ses « monsieur », appelle-moi le découpeur c’est plus simple !

— Le quoi ?

— Bon il m’agace qu’est-ce qui veut ?

— Je… je ne comprends pas, je pensais que j’avais des capacités exceptionnelles, que j’étais hors du commun, que j’allais devenir l’homme nouveau et…

— Ouais un cobaye quoi ! Tu sais le baratin qu’on bave sur le peuple possède dix mille sens ! Il y a plusieurs niveaux de lecture dans le langage, tu me suis ouistiti ?

— Non.

— Qu’importe ! Allez !

— Non s’il vous plait, s’il vous plait !

— Mais quoi ?

— Qu’est-ce que vous allez me faire ?

— Ah oui c’est vrai, l’injection, suis-je bête ! Tu es dans les pommes !

Il apposa sa tête contre la mienne, l’air de vouloir me confier un secret. Et doucement, il me cogna plusieurs fois, tels ces aliénés qui font rebondir leur crâne contre les murs matelassés de leurs cellules.

— On va t’offrir le plus beau des cadeaux, tu n’as même pas idée ptit gars. Des ailes, on va t’offrir des ailes. Du moins, on va essayer, et si ça marche, on deviendra les pionniers du nouveau continent, celui des nuages. Et tu seras célèbre, une exposition universelle à toi seul ! Tu te rends compte ! Plus adulé que la tour du vieux Gustav ! Ah mon ptit vieux, si seulement j’étais à ta place… remarque c’est pas mal la bosse, c’est peut-être de là qu’elles sortiront !

— Que quoi sortiront ?

— Eh ben ! Tes ailes !

L’effroi, la stupeur, la rage, instinctivement, je me remuai, poussai sur mes membres pour me désangler, quitte à plonger dans le vide, quitte à ce que tout soit fini. Que rien n’ait jamais commencé. Je voulais aussi en savoir plus.

— Lorsque vous dites essayer, vous voulez dire quoi par-là ?

— Tu veux vraiment le savoir ptit rikiki ? Franchement c’est pas beau à voir.

— Oui.

— Ok !

Je me sentis rouler. Immédiatement, il me transporta d’un lieu à un autre. Mon regard s’enlisa dans le sol mal rincé. Mon conducteur malaxait une mélodie dans sa bouche.

— En fait, tu vas peut-être mourir, alors je peux bien te le dire ! Le Wapo est un labo, et il bouge ! Tout le temps, toute l’année ! Et je peux te dire qu’un hiver dans le ciel c’est pas de la tarte ! On a besoin de cobaye pour les tests et souvent, on loupe le coche. Les patients succombent, deviennent fous etc, et on a toujours besoin de chair fraiche ! Alors on écume les villes, et on passe des pactes avec les gouvernements. Ils nous laissent tranquilles au-dessus de leurs têtes et de leurs combines, et nous on nettoie leurs rues de tout le rebus qui les entoure. Et c’est pas la vermine qui manque !

Après avoir confondus ma tête avec un bélier pour ouvrir une porte battante, je sentis quelque chose d’indéfinissable dans la pièce. L’atmosphère était pesant, et semblait fredonner des sons tristes et inaudibles. Il faisait sombre, et chaud. Je devinais que l’endroit était immense, et ce malgré mon regard toujours englué au sol. Soudain, le découpeur releva ma prison mobile, et je découvris l’impensable ; des hommes et des femmes, le corps ravagé, enfermé dans des tubes individuels géants. Tous pataugeaient et agonisaient dans des plumes, du sang, de la sueur. Sur leur dos et ailleurs, des ailes avaient tenté d’éclore, de s’éjecter hors de l’épiderme. À ma vue, les premiers tubes furent cognés de l’intérieur par leurs cobayes. Ils voulaient me dire quelque chose.

— On se retrouve tous dans la souffrance hein les petits gars ! Voilà ! C’est les pensionnaires ! Ils se les gardent sous le coude, ils vérifient leur évolution, même si ce sont des expériences ratées, ils sont jamais sûrs !

J’étais sans voix. Sans souffle. Tellement de tubes, plusieurs centaines. Jétais le prochain. Le découpeur me dévisagea. Instinctivement, je lui crachai dessus. Il recula tout en essuyant son visage.

— Trop sensible ptit ouistiti ! Tu ne les connais même pas ! Certains sont des violeurs, des assassins, des pyromanes ! Ils sont quand même mieux là que dans les rues ! Tu ne crois pas ?

Mon silence pour réponse, le découpeur débloqua les roues, et me poussa encore. Sauf que cette fois, je n’étais pas dos au ciel mais face à toutes ces horreurs. Nos regards se cognaient. Qu’avaient-ils d’humain ? Que leur restait-il d’humain ? Durant la traversée, il n’y eu rien d’autre que le crissement continue des roues sur le sol. Plusieurs fois, l’idée de rencontrer ma mère dans un des tubes me secoua l’esprit. M’avoir abandonné en faisait-elle une meurtrière pour autant ? La salle derrière nous, le découpeur siffla jusqu’à ce que nous arrivions. C’était une autre salle, très haute de plafond, au sol lézardé de câbles électriques reliés à des machines, et qui convergeaient tous vers un autre tube. Ils étaient là, mes geôliers. Ceux qui m’avaient accueillis. Ils m’attendaient, lunettes de protection vissée sur le visage, carnets et stylos dégainés, sourires enthousiastes. Une fois devant le tube, le découpeur me fit basculer à nouveau à l’horizontal. Dans la seconde, je sentis les vapeurs du chloroforme, et m’endormi.

Le grattement de mes doigts sur le tube m’arracha au sommeil forcé. J’étais dedans, le dos lacéré par une douleur terrible. J’étais coincé, je ne pouvais pas sortir. J’avais si mal. Mal sur mon dos, mal sur ma bosse. Je saignais sans savoir d’où, mon sang maculait mes doigts. La peur me noya. Je frappai le tube, me fracassais les pieds, les genoux, les mains, les coudes, le crâne dessus. Je voulais sortir, et en face, derrière la paroi, tous m’observaient et s’attendaient à un miracle. Lorsque mon regard bascula sur le découpeur, celui-ci m’adressa un clin d’œil et actionna le levier du courant. Ce fut comme si l’humanité toute entière hurlait à l’intérieur de moi. Les décharges se répétèrent encore et encore, et la douleur fût si intense que je m’écroulai. Encore une fois, l’obscurité incarnait mon alliée, ma compagne, mon foyer.

Le vent et ses caresses. Son étreinte douce, froide, les poils qui se hérissent, se redressent. J’ouvris les yeux et songeai à revenir là où tout avait commencé, dans le ventre de maman. Mais non, je me trouvais au bout d’une des pistes d’atterrissage du Wapo-World. Le cou compressé, cerclé de métal, le tout relié par une barre métallique que tenait l’une des blouses blanches. Considéré comme un chien errant, j’étais coincé entre ces « gens de sciences » et le vide, le néant du Ciel, cet absolu dans lequel j’avais tant cru. Le découpeur était là, lui aussi. On lui murmura un mot, et il s’approcha de moi. Mes larmes s’éclataient dans le vent, se disloquaient et je ne les sentais même plus.

— Cette fois c’est la bonne ptit colibri. Tu vas sentir comme une vague, un raz de marée, et ça va faire mal. Très mal ! On va te jeter dans le grand blanc, et si tout va, tu auras tes ailes, et eux leurs millions de prix et… on te baptisera et… enfin bon, courage mon ptit gars.

Sa main glissa sur mon épaule, et la surprise l’emporta sur l’encouragement. Au détour d’un clin d’œil bourru, il venait de me piquer, comme s’il avait enfoncé quelque chose non loin de ma bosse. Nous étions les seuls à le savoir. Il reprit sa place, et dans l’instant, une douleur me souleva et me fit courber l’échine. Je m’affalai sur mes genoux. Quelque chose voulait sortir, quelque chose s’évadait de moi. Vue floue, tremblements, migraine fulgurante, je me voyais mourir, me sentais mourir. En moi tintait l’idée que m’éteindre au ciel n’était pas une si mauvaise chose. Derrière, l’assistance bombardait le découpeur de questions. Il répondait qu’il se savait pas, qu’il ne savait rien, que c’était à eux de savoir et l’élan de leurs cris fut tranché par la poussée de mes ailes.

Qu’est-ce que voler ? Comment être quelqu’un lorsque l’on n’a jamais été personne ? Comment appeler l’homme nouveau, lui qui n’a jamais eu de nom ? Cette salade de pensées s’effritait lentement, tandis que je me redressai, ma difformité chassée par mes nouveaux membres. Je n’étais pas encore dans le grand blanc, et j’étais prêt à en croquer le moindre bout d’espace. Je pouvais faire ce que je voulais. Je me retournai, et découvris des anonymes éclaboussés par mon sang et la réussite de l’expérience.

— Vous nous aviez promis le contrôle ! Vous aviez juré que nous aurions le contrôle ! Qu’avez vous fait ?

Peut-être las de ce déluge vocal à son encontre, le découpeur égorgea l’homme. Un geste sec, simple, presque détendu. La panique gagna le groupe qui implosa, et se rua vers le bâtiment pour sonner l’alarme. Sauf que pas un n’y arriva. Le découpeur se ruait, lame dans les mains, et ses coups enfantaient du sang, des cris, un charnier où le blanc du progrès s’asphyxiait dans l’hémoglobine. Son massacre achevé, il revint vers moi. Je pouvais marcher, voler, courir, m’enfuir et étrangement, je ne bougeais pas. J’étais pétrifié.

— Je ne comprends pas.

— Rien à comprendre ptit boy. Il n’y a jamais rien à comprendre. D’où viens-tu ?

— D’en bas.

— Moi aussi, ça tombe bien hein ?

— Je ne suis pas comme vous.

— Ça c’est bien vrai, tu as des ailes. Et tu vas t’en servir. Oh oui tu vas t’en servir ptit aiglon ! Le Wapo est ton bac à sable, et des gens meurent dedans alors vole. Vole et fais tomber le Ciel.

— Je croyais que ce n’était que des assassins, des violeurs, de la vermine !

— Nous sommes tous de la vermine. Et avant d’être tout ça, nous sommes des désespérés ptit pilou. La terre est sans espoir, le ciel est sans espoir. Ne veux-tu pas redonner l’espoir ?

— Je ne sais pas si je pourrais.

— Mais si tu peux ! Tu peux ! D’ailleurs tu ne seras pas seul, ils t’aideront.

Son doigt pointa un bout bleu d’où jaillit une forme sombre. Elle enflait, une tâche sur la mosaïque composée par le toit du monde. Elle s’approchait à toute vitesse. Je savais que c’étaient eux. Que c’était lui. Les pigeons ensemble, unis, cisaillant l’air à l’unisson, adoptant les traits d’un oiseau immense et anonyme, mouchetée de blanc, de gris, de noir, de bleu pétrole, de noisette. Le souffle dérobé par la stupeur, je vis l’Oiseau s’élancer sur l’un des bâtiments, emplir le ciel d’un vacarme inouï, et faire pleuvoir le béton. Une tige au bec, le découpeur vint admirer les dégâts à mes côtés.

— Tu crois sincèrement que l’homme nouveau est un homme ailé ptit gnou ? Avant de savoir voler, il faudrait déjà savoir marcher. Et ce n’est pas en dépeuplant la terre qu’on remplira les airs correctement. Que sommes-nous ? Des orphelins, des parias, des pauvres, des exclus. C’est mon lien avec ces bestioles qui m’a conduit ici, mais… j’ai pas de blouse moi. Je suis pas comme eux. Regarde-les, les morts. C’est le mensonge qui les a tué.

— Que voulez-vous ?

— Joins-toi à la fête, et finis le travail ! Tu as des ailes, profites-en ptit toucan !

Et il s’éloigna, bras tendu au-dessus du vide. Il mima les funambules un court instant, me jeta un ultime battement de paupière et sauta. Je tendis mon cou, et au loin une paire d’ailes s’évaporait déjà dans l’horizon. Tout autour, le Wapo-World hurlait son démembrement, et le puzzle vivant de pigeons redoublait ses assauts. Les zeppelins sombraient. Les laboratoires explosaient. La forêt aérienne se désagrégea dans la voute cotonneuse. C’était la fin d’un monde dans le monde. Instinctivement, mon pied cogna le sol, et je décollai. Le mensonge qui errait dans le ciel fut pulvérisé morceau par morceau. Le Wapo-World anéanti, je piquais vers le pont de ma naissance. Mais avant que je n’atterrisse, avant que je convoque tous ceux que le monde était en train d’effacer petit à petit, un obus à fragmentation fit boum tout près de moi, et je m’écrasai non loin du pont. Après ma chute, je me relevai tant bien que mal, les ailes constellées de braises naissantes. Elles étaient belles mes ailes, elles luisaient majestueusement. Ce fut la seule fois où je pus les admirer. Dans la seconde qui suivit, un autre obus fut tiré et l’Oiseau géant, cette armée de becs, de pattes et de plumes, s’enflamma dans les cieux. La foule, dont le cœur et l’esprit étaient irrigués par la folie et une fureur sans nom, me captura.

Quelques heures furent nécessaires pour fixer l’échafaud. Le visage et le corps roués de coups et d’immondices, on me traina devant le peuple. Procès inexistant, tout était scellé. La sentence fut unique. Le bourreau cloua mes ailes dans le bois. La foule s’extasiait et crachait « à mort à mort ». Je voyais ma tête rouler sauf que non. Au lieu d’une décapitation, le bourreau m’arracha les ailes de sa lame émoussée. Je vis rouge, noir et enfin blanc. Lorsque mon cœur cogna pour les dernières fois, je me murmurai qu’à défaut d’avoir un nom, et peut-être bien aussi une âme, j’avais eu des ailes.

Avant que le rideau ne ferme sa mâchoire pour toujours, j’avais entrevu le monde comme aucun homme ne l’avait fait.


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