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Marguerite Yourcenar, L'Oeuvre au noir

Par Eric Bonnargent
Opus magnum
Céline Righi

Marguerite Yourcenar, L'Oeuvre au noir

Bruegel l'Ancien,  Dulle Griet

On traverse L'Oeuvre au noir un flambeau à la main. On s'éclaire à la flamme chancelante des chandelles qui projettent des ombres sur les murs en sueur des tavernes lugubres. On boit à belles rasades l'ambre amer de la bière, le rubis rutilant des puissants vins de France, du Rhin et de Hongrie. Les jambons gras et roses, les miches croustillantes et le ragoût au poivre font monter à la bouche la salive et la faim. Les narines palpitent quand fument les galettes, quand brûlent les encens et les herbes magiques. Mais à ces bons fumets, à ces délices simples qui nourrissent l'imagerie de la belle Renaissance vient se mêler la mort à l'odeur répugnante, celle qui fait éclore en méchantes grappes laides les bubons purulents de la grande peste noire :

"La peste, venue d'Orient, entra en Allemagne par la Bohème. Elle voyageait sans se presser, au bruit des cloches, comme une impératrice. Penchée sur le verre du buveur, soufflant la chandelle du savant assis parmi ses livres, servant la messe du prêtre, cachée comme une puce dans la chemise des filles de joie, la peste apportait à la vie de tous un élément d'insolente égalité, un âcre et dangereux ferment d'aventure. Le glas répandait dans l'air une insistante rumeur de fête noire : les badauds rassemblés au pied des clochers ne se lassaient pas de regarder, tout en haut, la silhouette du sonneur tantôt accroupi, tantôt suspendu, pesant de tout son poids sur son grand bourdon. Les églises ne chômaient pas, les tavernes non plus."


L'Oeuvre au noir est une fresque, immense et flamboyante, un roman clair-obscur dont les pages rougeoyantes semblent éclairées parfois par le feu crépitant d'une vieille cheminée ou baignées de blancheur comme si une lune froide filtrait en permanence à travers une fenêtre. Des pages enflammées ou bien alors givrées par l'auteur dont on sait l'oeil expérimenté, le regard amoureux savamment déposé sur la peinture flamande ; écrivain dont la langue gourmande et soutenue sait jouer des contrastes et croquer les lueurs. La syntaxe charnue et les mots succulents raniment - avec éclat - beauté et cruauté d'un seizième siècle violent en Europe du Nord, époque déchiquetée par les guerres religieuses, par les persécutions et les épidémies. Voici la toile de fond de cette oeuvre au grand souffle : "C'était une de ces époques où la raison humaine se trouve prise dans un cercle de flammes".
Sublime tapisserie festonnée de détails, de motifs recherchés tant dans la description que dans la tentative d'appréhender un siècle secoué par le trouble et la superstition. De nombreux personnages font vivre ce canevas : Hizonlde, Andriensen, Henri-Maximilien... Au fil des pages sombres, on rencontrera Hans, roi captif, torturé, finalement encagé. "On le fit entrer à coups de pied dans une grande cage où il avait coutume d'enfermer les mécontents et les tièdes avant leur jugement. (...) recroquevillé dans un coin, il tremblait encore. Un odeur fétide sortait de sa casaque et de ses plaies." 
Et l'on verra marcher, main dans la main toujours, les compagnes ravageuses Famine et Maladie :
"Johanna rapportait à sa maîtresse les bruits sinistres qui commençaient à courir sur la nature des viandes qu'on distribuait au peuple. Hilzonde mangeait sans paraître entendre. Des gens se vantaient d'avoir goûté du hérisson, du rat, ou pis encore, tout comme des bourgeois qu'on tenait pour austères se targuaient tout à coup de fornications dont semblaient incapables ces squelettes et ces fantômes. On ne se cachait plus pour soulager les besoins du corps malade ; on avait par fatigue cessé d'enterrer les morts, mais le gel faisait des cadavres empilés dans les cours des choses propres qui ne sentaient pas."
Génial tableau de maître : Yourcenar trempe sa plume, la maniant comme pinceau, dans l'alchimique palette à la gamme tricolore qui représenterait les phases principales du légendaire Grand oeuvre :  le noir "aile de corbeau" au pouvoir calcinant qui couvre de crêpe sombre certaines pages désolées, le blanc qui purifie et spiritualise qu'on peut assimiler aux méditations denses et aux réflexions fines qui illuminent l'oeuvre ou bien alors blanc cru d'un hiver médiéval qui semble ne pas finir ; le rouge incandescent qui évoque le sang déversé par les guerres et puis celui d'un homme qui n'aura d'autre choix pour être enfin lui-même et trouver liberté que de se sectionner froidement mais sûrement sa précieuse veine tibiale et son artère radiale.

Zénon.

C'est dans ce labyrinthe de venelles tourmentées, c'est en plein coeur des villes ravagées par le froid, c'est sur les grands chemins - rubans initiatiques - que l'on suivra Zénon, esprit neuf et ouvert, s'en allant vers la nuit à sa propre rencontre. Ses pérégrinations le mèneront dans le monde, en Orient, au Danemark, à Bruges, en Italie. 
Dans le premier tableau de ce roman-triptyque, le savant humaniste connaît "La Vie errante". Lui bâtard désaimé, abandonné en Flandres, quittera son pays en mettant point final au destin clérical qui fut choisi pour lui. C'est alors la médecine et la philosophie, l'amour vif de la science et l'obscure alchimie qui animeront le sang de cet homme érudit et amoureux des marges. Mais il éveille soupçons, il fait naître rumeur. Il publie des ouvrages en avance sur le temps. Le voilà qui doit fuir car il ne fait pas bon penser d'autre façon en ces heures où triomphe l'infâme obscurantisme.

Zénon se posera dans une "Vie immobile", une vie clandestine. À Bruges revenu mais caché sous faux nom, il soigne des malades dans l'hiver d'un couvent, sous l'identité neuve de Sébastien Théus. Une vive amitié le reliera alors au prieur du lieu, un homme dont "le français exquis reposait l'oreille de la bouillie flamande". La mort de l'ami cher engagera Zénon à quitter le couvent mais il y reviendra...pour sa perte. Il sera dénoncé et accusé à tort par un frère infirmier, jeune moine indolent qui occupe ses nuits en rejoignant Les Anges, assemblées licencieuses durant lesquelles "les fidèles se connaissent dans la chair." " Cyprien, pour s'éviter la torture, avait avoué tout ce qu'on lui demandait, et bien davantage. Il en résulta un mandat d'amener Pierre de Hamaere, qui se trouvait alors à Audenarde. Quant à Zénon, les témoignages du jeune moine étaient de nature à le perdre : le médecin, à l'en croire, aurait été le confident et le complice des Anges. (...) L'inculpé inventait entre le médecin et lui une intimité hors la loi."

Arrêté, condamné, pour hérésie bien sûr et puis pour athéisme, c'est enfin en "Prison", dernier tableau du livre, que Zénon éreinté pourra se transmuter en homme libre, affranchi, qui choisira sa fin plutôt que de renier sa profonde nature.
Que de sentiers cherchés, perdus et retrouvés, de questions soulevées avec belle profondeur  et  grande érudition : le choix, la liberté - d'être soi, de penser -,  la violence des hommes, le pouvoir, la torture... Un ouvrage d'exception dont il serait dommage de ne pas faire lecture : L'Oeuvre au noir est chef-d'oeuvre.



Marguerite Yourcenar, L'Oeuvre au noir, Gallimard, Coll. Folio, 
Première parution en 1968. 8,20 euros




Marguerite Yourcenar, L'Oeuvre au noir



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