Rhétorique du « politiquement correct » : de l’art de la périphrase au lissage du langage
Publié Par Valentin Becmeur, le 5 décembre 2013 dans CultureLe « politiquement correct » est un véritable carcan intellectuel : il limite, réduit, écrase la pensée.
Par Valentin Becmeur.
Cette attitude est le propre des politiques et des médias, qui visent soit le plus large électorat, soit le plus vaste audimat.
Il s’agit d’adoucir les formulations, termes ou expressions qui pourraient heurter un public catégoriel. Autrement dit : désigner de façon non discriminante les catégories ou groupes d’individus identifiés par leur origine ethnique, leur culture, leur profession, leur handicap, leur sexe, leur orientation sexuelle… Par exemple :
- Un aveugle devient « une personne non voyante » ;
- Un handicapé devient « une personne à mobilité réduite » ;
- Un noir devient « un homme de couleur » ;
- Un balayeur ou nettoyeur devient « technicien de surface » ;
- Une prostituée devient « travailleuse du sexe »…
Comment se construit le langage politiquement correct ? En réalité c’est assez simple : il suffit de remplacer chaque mot devenu gênant ou trop connoté… par d’autres mots moins évocateurs…
En rhétorique, on parle de périphrase. La périphrase est une figure de style qui consiste précisément à remplacer un mot par un groupe de mots signifiant approximativement la même chose (par exemple, déménager devient « procéder à une réorganisation de l’espace » ; jardinier devient « animateur d’espaces verts »).
La périphrase facilite le recours à l’euphémisme, une autre figure de style consistant à atténuer ou modérer une idée déplaisante. Par exemple, le chômage devient « l’évolution du nombre de demandes d’emplois non satisfaites » !
C’est un peu le principe dont j’ai parlé dans un précédent article, la pratique de l’A-Nommeur :
A-nommer une chose, c’est « faire disparaître du langage le mot qui la désigne, et donc s’obliger à la décrire d’une façon inhabituelle. » En changeant la façon dont nous en parlons, nous pouvons alors modifier la façon dont nous les percevons…
Et qu’est-ce que la poésie si ce n’est une certaine description du quotidien, mais sans utiliser les mots de ce même quotidien ?
En maquillant leurs pensées, en usant de formules sophistiquées pour parler de choses souvent banales, en refusant d’appeler un chat « un chat » – en a-nomant chaque élément de la réalité qu’ils prétendent décrire –, les politiciens feraient-ils donc de la poésie sans le savoir ?
Hélas, un problème apparaît bien vite…
Car une simple traduction ne redéfinit pas le terme initial, et transforme encore moins la réalité. Le signifiant change, mais pas le signifié. Or, le problème réel ou supposé porte bien sur le signifié, c’est-à-dire la chose existante, et non le signifiant, c’est-à-dire tel ou tel mot.
Cela revient, en somme, à ne pas nommer directement le mal que l’on désigne. Ce qui estompe ainsi l’effet désagréable d’en parler…
Mais pas le mal en lui-même, ou le fait de le subir.
Parler du cancer comme d’une « longue maladie » ne changera malheureusement rien pour celui qui en est atteint… Annoncer à un employé qu’il est désormais « en cessation d’activité » ou « mis en disponibilité » ne résoudra pas les difficultés d’être viré.
À vrai dire, dans ces cas extrêmes, ces expressions risquent même de provoquer l’effet inverse d’un euphémisme ou d’une périphrase. Elles n’atténuent pas la douleur, mais l’exacerbent. Loin de prévenir toute forme de discrimination, de stigmatisation ou de péjoration, les traductions « politiquement correctes » sont carrément révoltantes pour quiconque voit ainsi son mal minoré, voire renié.
Le langage est la base de la pensée. En ce sens, le « politiquement correct » devient un véritable carcan intellectuel. Il limite, réduit, écrase la pensée. Il lisse le langage en gommant les aspérités d’une réalité qui le dérange.
Or, c’est précisément en considérant la réalité telle qu’elle est que l’on peut espérer en corriger certains maux, problèmes ou défauts. En évitant d’en parler, ou en contournant ces problèmes par d’étranges jeux de langage, on se dédouane également de toute responsabilité vis-à-vis d’eux.
Comme la poésie, les traductions « politiquement correctes » n’ont aucun effet direct sur le monde qui nous entoure – seulement dans la tête de ceux qui veulent voir les choses différemment. Mais l’expression poétique et le discours politique ont des visées diamétralement opposées : la contemplation… et l’action.
La poésie du poète devient donc… l’hypocrisie du politique.
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