Il est bon de retourner régulièrement à la naissance des loisirs et du tourisme moderne. Cette période mérite en effet une relecture attentive car nous sommes certains d’y retrouver ce qui constituera la troisième vague du tourisme en réconciliant les inventions premières et les nouvelles technologies.
Voyageurs
Dans la préface du petit ouvrage réédité par les Editions Magellan et Geo, après avoir repris un extrait des Poésies de A.O. Barnabooth de 1913 (Prêtez-moi, ô Orient-Express, Sud-Brenner-Bahn, prêtez-moi / Vos miraculeux bruits sourds et / Vos vibrantes voix de chanterelle / Prêtez-moi la respiration légère et facile / Des locomotives hautes et minces, aux mouvements / Si aisés, les locomotives des rapides…), Emilie Capella affirme : « Lors de son inauguration en 1883, les voyageurs ne disposaient en effet que de liaisons lentes et inconfortables. Un voyage au long cours était encore une expédition hasardeuse et peu s’y risquaient pour leur simple plaisir. On voyageait, oui, pour le commerce, les affaires et la science, mais le tourisme tel qu’on le pratique aujourd’hui est né avec l’Orient-Express et le guide Joanne. »
Même s’il faut nuancer cette affirmation, il est vrai que le voyage transcontinental en train était, dans ces dernières décennies du XIXe siècle, encore à inventer. Le voyage transcontinental additionnant différents moyens de déplacements successifs, y compris la marche et le cheval, n’était par contre pas une nouveauté.
Touristes
Si on s’éloigne de la fin du XIXe siècle, comme de la période qui encadre la Première Guerre Mondiale où Barnabooth exerce ses caprices sans limites dans les trains de luxe, on ne peut que se féliciter du développement touristique populaire fulgurant qui a commencé avant la Seconde Guerre Mondiale pour prendre toute sa puissance à partir des années cinquante. Cette vague inédite s’est développée sur la lancée des conquêtes sociales des années trente, interrompues par le grand conflit. Elle a surfé sur les changements des modes de consommation caractéristiques des « trente glorieuses » et sur des slogans mettant en avant l’importance du confort, des loisirs et de la flexibilité des industries du prêt à consommer, du prêt à porter et du prêt à jeter venues des Etats-Unis, remplaçant dans la joie du « toujours nouveau » et du « toujours plus », la célébration des habitudes du travail domestique manuel et du recyclage. Ces nouvelles habitudes encadrées par le marketing naissant ont conditionné la réaction positive massive vis-à-vis d’un tourisme prêt à consommer. D’une société des arts ménagers, nous sommes passés insensiblement à une société des loisirs familiaux « où famille et univers des temps libres viennent télescoper les solides certitudes hiérarchiques des uns ou la vision en classes laborieuses des autres » (Jean Viard).
Mais cette vague s’est également accompagnée d’une tendance à la banalisation des offres, une tendance qui s’est poursuivie et s’est structurée durant une quarantaine d’années, faisant le succès de grands opérateurs qui ont su trouver les réponses-produits au tourisme de masse et mettre en place l’organisation logistique pour y faire face, avec un seul axe de construction du rêve soudant trois mots clefs : sea, sex and sun. Cette approche prévaut encore pour une grande partie du marché touristique.
Une mutation fondamentale est cependant intervenue de manière parallèle, au fur et à mesure où le niveau général d’étude augmentait, mutation qui n'a pu atteindre l’ensemble de la filière du tourisme dans les vingt-cinq dernières années que « grâce » - qu’on me pardonne le terme - à l’arrivée d’une crise anthropologique profonde. Une crise qui est intervenue « après deux siècles d’hégémonie de la valeur travail » et a provoqué une réflexion sur le passage d’une société des loisirs à une société qui tend à laisser une partie de la population dans le loisir forcé du chômage et une mutation qui s’appuie sur un changement total des modes d’information et de communication, sans parler des bouleversements de la carte de l’Europe.
« Le tourisme a dû réinventer le désir du patrimoine, de la mer, de la montagne, de la campagne…, et faire de la cité un décor qui se visite. Mise en désir « artialisation », mise en paysage, actions qui embellissent le réel et le figent en l’état de sa découverte » écrit encore Jean Viard. Les itinéraires culturels font partie de cette mutation et ont bénéficié, surtout dans leur composante pédestre, de la recherche de remèdes individuels à la crise des valeurs. Mais aujourd’hui, les cités décor, comme le sont les villes thermales, prennent un sens nouveau parce qu’elles relient toutes les catégories de paysages en valorisant le sens du tourisme conçu comme thérapie du corps, de l’esprit et de l’âme.
Comme souvent, trois vagues se succèdent, la dernière valant synthèse des deux premières par l’importation des technologies dans un contexte qui relie de ce fait besoin de proximité et habitude du dépaysement. Nul doute que le besoin de synthèse, d’accord et de consensus que nous éprouvons devant les pertes de repères lui fasse recouvrir les deux autres.
Transversale européenne
L’Orient-Express est certes un train de luxe que bien peu d’entre nous peuvent emprunter aujourd’hui en raison des prix qui sont pratiqués et qui est essentiellement proposé maintenant dans son tracé vers Venise, plus exceptionnellement vers Istanbul, comme un produit exceptionnel destiné à des occasions elles-mêmes exceptionnelles. Compte tenu de son parcours entre l’Occident et l’Orient de l’Europe, son histoire reflète cependant une partie de l’histoire européenne et de nombreux personnages et célébrités ayant fréquenté les villes thermales y trouvent très justement leur place. Une page Wikipédia en commente les épisodes avec précision.
Alors quel est donc l’intérêt de revenir vers le récit du premier voyage de 1883 ?
On pourrait dire dans un premier temps que l’intérêt est journalistique et romanesque. Il s’agit de ce que l’on nommerait aujourd’hui une opération de communication pour laquelle des journalistes, des écrivains, des artistes et des diplomates, comme les responsables nationaux et locaux des lignes de chemin de fer sont invités. Ils inaugurent une aventure romanesque dont les épisodes seront écrits ou filmés par des auteurs qui font s’y rencontrer autant de princes que d’espions, de criminels, que de détectives. Des Cafés de l’Europe ambulants, en quelque sorte. Comme le signale la préface : « Les quarante invités (dont dix-neuf Français) s’attendent à de folles aventures car on leur a recommandé de se munir de leur revolver, le passage des Balkans peut en effet réserver de mauvaises surprises…C’est du reste la raison pour laquelle aucune dame n’est conviée. »
Mais il est clair que l’intérêt est aussi géopolitique. Emilie Capella écrit encore, avec justesse : « Européen convaincu, George Nagelmackers (l’entrepreneur qui a mis au point la ligne en question) souhaitait que l’Orient-Express soit « Le train de l’Europe », celui qui rapprocherait les nations de l’est et de l’ouest de l’Europe. Il œuvrait aussi en faveur d’une meilleure communication entre les capitales européennes et le Moyen-Orient. » L’attentat de Sarajevo va mettre fin à cette première phase teintée d’utopie et les wagons seront temporairement utilisés pour le transport des troupes et « …les plus luxueux transformés en bordel. »
Le récit qu’en fait Edmond About, jour par jour, propose en quelque sorte la coupe stratigraphique d’une Europe qui s’amuse entre deux grands conflits. Paris, Strasbourg, Karlsruhe, Stuttgart, Ulm, Munich, Vienne, Budapest, Bucarest, en quatre jours, puis au bord de la Mer Noire, les passagers embarquent sur un bateau jusqu’en Bulgarie. Ils reprennent le train jusqu’à Varna, puis de nouveau le bateau jusqu’au Bosphore pour atteindre la destination finale d’Istanbul. Il faudra encore quelques années pour que le parcours soit complet.
Nous nous retrouvons dans une vie étonnante où les grands de ce monde-là, ou leurs plus proches collaborateurs diplomatiques, accueillent eux-mêmes ces passagers exceptionnels, les invitent parfois à les visiter en faisant un écart non prévu. Ces princes régnants sont entre autres : Louis II de Bavière, François-Joseph d’Autriche-Hongrie, Alexandre Ier de Serbie, Carol Ier de Roumanie et Ferdinand de Bulgarie. La reine de Roumanie leur lira des poèmes et Ferdinand de Bulgarie souhaitera conduire lui-même le train.
Nous nous retrouvons surtout plongés dans une métaphore du maître et de l’esclave. Les paysages aperçus depuis les fenêtres du train ressemblent à des espaces sauvages où personne ne s’aventure jamais, comme dans la « Flèche jaune », ce train qui ne s’arrête jamais, décrit avec une ironie décapante par Viktor Pelevine dans un conte sans pitié.
La plupart des passagers ne songent même pas que les paysans entraperçus aient une vie propre. Ils seront cependant la chair à canons des guerres à venir et grossiront le peuple en marche des révolutions.
Mais il n’en est pas de même d’Edmond About. En traversant la Bulgarie il note : ‘La voie traverse sans façons deux ou trois cimetières turcs dont les stèles déjetées, frustes ou brisées, nous feraient croire à un abandon séculaire, d’autant plus qu’il n’y reste pas un cyprès, pas un seul de ces arbres dont les musulmans ont coutume d’ombrager le champ de leurs morts. Cette désolation funèbre me fait penser naturellement aux vivants. Que deviendront les Turcs en Bulgarie ? »
Pour un instant, le détour pris par l’écrivain vers la question de la coexistence religieuse, dans laquelle il évoque l’ombre d’une Algérie récemment colonisée par la France, fait irruption dans l’Europe contemporaine.
« Notre justice et notre humanité seront mises tous les jours à d’étranges épreuves par cette liquidation européenne qui vient de commencer sous nos yeux : d’un côté la ruine et la désolation des anciennes provinces turques nous portent à maudire un régime qui dévastait et stérilisait tout ; de l’autre, il est bien malaisé d’applaudir la réparation de l’injustice par l’injustice et l’expulsion d’une barbarie par une autre. »
On croirait lire un quotidien daté de ce matin !
L’Orient-Express. Edmond About. Collection Heureux qui comme,…conçue et produite par Marc Wiltz et dirigée par Emilie Cappella. Magellan et Cie en partenariat avec Geo.