La double vie d'Anna Song (de Minh Tran Huy)

Par Ceciledequoide9
Bonjour aux pianistes
Bonjour aux mélomanes
Bonjour aux amoureux/ses
Bonjour aux zotres

J'ai reçu ou plutôt j'ai pioché ce roman dans une pile alléchante dans les locaux mêmes des éditions J'ai Lu que je remercie pour cette belle découverte à la fois intelligente et sensible.
Un roman qui commence par rappeler une citation de René Char ne saurait être totalement mauvais et celui-ci pousse à s'interroger pour savoir si oui, comme l'affirme le poète :
"Vivre, c'est s'obstiner à achever un souvenir".
Le sujet

Anna Song est une prodigue méconnue. Peu après son décès, la presse découvre enfin cette artiste méconnue à travers 102 enregistrements posthumes envoyés par le mari de l'artiste au destin tragique. Les louanges pleuvent ett le monde musical reconnait enfin le génie oublié d'Anna Song : enfant prodigue, elle était promise à un brillant avenir mais, affligée de dystonie alors qu'elle venait d'être acceptée dans la plus prestigieuse école de musique américaine, elle doit, pendant de longues années renoncer à toucher un piano. Bien plus tard, affligée d'un cancer qui finira par la terrasser, elle interprète avec une sensibilité impressionnante des oeuvres qui la révèleront enfin... jusqu'à ce que le doute s'insinue puis se précise quant à leur authenticité. Qui était vraiment Anna Song ?
Mon avis
Le roman est vaguement inspiré de l'histoire vraie d'une pianiste britannique. Mais l'essentiel est ailleurs. Au delà de ce point de départ, l'auteur brode un récit habile entremêlant les souvenirs de Paul Desroches, le mari d'Anna, et des articles de presse fictifs émanant de critiques musicaux et autres spécialistes éclairés.
Paul et Anna se sont rencontrés encore enfants et l'entente fut immédiate entre cet orphelin élevé par sa grand-mère et cette fille et petite fille de boat people vietnamiens. C'est dans cette relation évidente et quasi fusionnelle dès le premier regard ou plutôt dès la première note jouée sur son piano par Anna Song qu'il faut chercher le ciment de l'histoire future du couple qu'elle formera avec Paul à l'âge adulte.
J'ai particulièrement aimé l'habileté de l'auteure à dresser le portrait d'Anna à travers les souvenirs de Paul, la finesse psychologique sous-jacente toute allusive, suggérée, intrinsèquement liée aux situations, au récit, aux contes et métaphores qui le jalonnent, aux souvenirs du Vietnam, de ceux qui sont restés là-bas dont les fantômes hantent la maison de la grand mère d'Anna.
Ainsi, la tragédie d'un peuple rejoint l'histoire personnelle, intime, comme l'histoire de la musique porte le talent d'Anna qui, lui-même, nourrit l'amour de Paul.
On aurait donc tort de limiter La double vie d'Anna Song à l'histoire d'une supercherie.Dans ce roman, il est bien plus question de blessures physiques et morales, du rapport aux autres et à ses racines, de la passassion (d'une oeuvre, d'une culture, d'un souvenir, etc.) et aussi et surtout de la place de l'interprète, de l'émotion, de ce qui nourrit le talent et l'amour. C'est aussi un livre sur l'altérité, sur la différence, sur le besoin. Anna a la musique, le talent. Paul a Anna.
Quelques extraits (Merci Babelio)
Sur le statut et le rôle de l'interprète
Nous autres interprètes, a-t-elle fait observer dans une de ses rares interviews, que sommes-nous sino d'humbles courroies de transmission? Quand quelqu'un vous dit: "Quel merveilleux morceau!" c'est là le vrai compliment. Notre tâche consiste à donner à ressentir l'essence spirituelle de l'existence telle qu'elle s'incarne dans une harmonie ou un contrepoint. Rien ne nous appartient. Se souvenir de Bach, de Mozart, de Liszt, oui, c'est important, et même fondamental. Mais se souvenir de moi... A quoi bon? A la fin, seule la musique survivra.
Sur les débuts de la relation de Paul avec Anna cimentée par l"émotion transmise par la musique
Quelque chose émanait d'elle qui me la rendait terriblement proche. J'éprouvais à ses côtés une sensation de bien-être ; une vague tiède m'envahissait la poitrine et me soulageait du poids qui ne me quittait pas depuis la mort de mes parents. Je n'étais pas malheureux à proprement parler, engourdi plutôt, et Anna me sortait de ma léthargie, ou plus exactement en changeait la nature : mon regard sur ce qui m'entourait n'était plus le même du fait de sa seule présence. Elle avait beau arpenter cette terre, elle semblait vivre sur une autre, bien plus riche et poétique que celle que je connaissais, et qu'elle me faisait entrvoir chaque fois que nous nous retrouvions. C'était comme un secret qu'elle portait en elle et que, me semblait-il, j'étais toujours sur le point de pénétrer lorsque ma grand-mère et Mme Thi nous rappelait à elles pour rentrer à la maison. C'était ce secret, j'en étais intimement persuadée, qui donnait à la musique créée par ses mains ce caractère absolu. Derrière la délicatesse des nuances et le touché assuré, on décelait quelque chose d'autre, comme une soif d'exister, une aspiration inextinguible douant chacune des notes jouées par Anna d'une vibration particulière : elle partait du ventre pour parcourir tout l'organisme, dans un fourmillement irradiant coeur, poumons, muscles, peau, avec une intensité telle qu'il me semblait parfois que j'allais imploser. Que mon corps, semblable à une prison de chair, était trop étroit pour contenir tout ce que je ressentais en écoutant Anna.
Une des légendes, contes, mythes et autres métaphores qui jalonnent le récit
Je songe à l'histoire d'un homme qui pour pénétrer à l'intérieur d'une cité étrange et miraculeuse, peuplée de licornes au pelage doré, où il sait trouver une immense bibliothèque- contenant, au lieu de livres, les enregistrements de la mémoire de milliers d'êtres, dont la sienne, autrefois perdue- se voit contraint d'abandonner la seule présence amie qui l'ait toujours suivi, son ombre. Car c'est la règle au sein de cette cité que d'y entrer entièrement neuf, en solitaire, vierge de toute trace du passé, alors même qu'on désire se retrouver et faire surgir son identité cachée au milieu de tant d'autres rangées les unes à coté des autres dans la tour hélicoïdale de la bibliothèque. Tour dont le sommet est gardé non par un cerbère ou un monstre aux mille yeux, mais par une délicate et mystérieuse jeune femme, qui bien que souriante, amicale même, n'a pas d'autre choix que de laisser vos questions sans réponse... A l'illusion de pouvoir découvrir qui il est, l'homme sacrifiera son ombre, et n'aura en retour qu'une conscience plus aigüe de l'énigme qui le ronge, et s'étend devant lui comme un désert où rien n'a survécu, à part sa conscience.
Quelques liens
La mosaïque francophone donne un excellent point de vue sur le livre dénué de spoiler
Cynthia a aimé et a été touchée
Télérama aime mais prouve une fois de plus qu'il est le roi du spoiler : donc à lire seulement si le livre ne vous tente pas.
Babelio propose 4 avis positifs de blogueurs (tous 4*, note que je donnerais aussi sur les 5 possibles) mais hélas, il y a des spoilers dans le résumé du livre proposé en chapeau comme dans certains avis
Conclusion
Une belle découverte. Sans chercher activement d'autres romans de Minh Tran Hyu, je lirai volontiers ceux qui croiseront ma route littéraire.
NB : j'ai apporté ce livre au DLE du 26/11. J'espère que la personne qui l'a récupéré l'appréciera autant que moi.