Les rencontres d’après minuit│à partouze ratée, film réussi

Publié le 03 décembre 2013 par Acrossthedays @AcrossTheDays

Par une nuit glaciale, un couple et leur gouvernante travestie préparent une orgie. Sont conviés La Chienne, L’Etalon, La Star et L’Adolescent. Un film hybride, superbe de poésie et d’audace.

Alors que le cinéma queer vit de beaux instants dans les salles obscures, qu’on se remet à peine d’avoir vu Léa Seydoux léchouiller joyeusement sa copine pendant 37 minutes dans La vie d’Adèle, quelque chose s’agite déjà depuis une semaine dans le cinéma français. Où et quand ? En marge, et après minuit. Un objet filmique exalté, lumineux, transgressif. Attention, chef d’œuvre.

Un premier pas dans les salles françaises pour Yann Gonzalez, qui n’en est pourtant pas à son coup d’essai. A 36 ans, il est l’un de ces réalisateurs qui ont travaillé avec dévouement la forme du court, avec pas moins de six court-métrages, tous largement remarqués. C’est donc en cinéaste accompli qu’il fait rougir la croisette en mai dernier avec Les rencontres d’après minuit. Chez Gonzalez, le cinéma s’aborde par son côté le plus pointu, celui de la marge. Nourri aux films italo-horrifiques de Dario Argento et de Mario Bava, au cinéma aigu de Fassbinder comme aux références pop et colorées des années 70, le cinéaste revandique son art ultra-référencé. Jusqu’à son titre qu’il emprunte à une oeuvre perdue de Mireille Havet, poétesse des années 20 à l’existence bohème et au destin tragique.

« Gonzalez ne se satisfait pas de citer, il invoque »

Alors qu’est-ce qui préserve un cinéaste de l’admiration rapace ou de la citation épaisse ? Sans l’ombre d’un doute, c’est le talent. Gonzalez ne se satisfait pas de citer, il invoque, comme autant de constellations, une mémoire cinéphilique collective : de Rhomer à Albator, de Carax à Cocteau, jusqu’au Breakfast Club, teen movie cultissime de John Hugues, dont il chaparde le joli dénouement. C’est un putain d’alchimste, un magicien fétichiste, grand prestidigitateur obsédé devant l’éternel.

Le cinéaste mélange, croise, brusque. Multipliant les expériences oniriques, bravant sans cesse le ridicule, il brandit bien haut l’étendart surréaliste, à l’heure même ou le cinéma français, frileux, se dérobe dans le naturalisme comme dans les jupons de sa mère. Alliant lyrisme et obscène, mélancolie et humour queer, Gonzalez ne redoute aucune contradiction, et semble tenir de Cocteau à la fois le goût du désordre et l’intuition de l’harmonie. Mais disons le tout net, la guerre de Troie n’aura pas lieu. Et peu importe si la sauterie promise n’est qu’un prétexte à la réunion ou à l’enfermement, car le programme est nettement plus excitant. Dans un appartement 80’s, îlot artificiel, Gonzalez dresse son huit clos. Il y installe sa petite communauté insomniaque, troupe nocturne et disparate de créatures transgenres. A chacun alors de confesser souvenirs et fantasmes, défaisant le huit clos, comme autant de films dans le film, chacun profondément distinct dans son traitement ; de la séquence très série B de persécutions de l’Etalon, au carnaval inquiétant des amants de la Chienne.

D’un ton à l’autre, le film oscille mais tape toujours juste : touchant tantôt à la farce, habilement orchestrée par la gouvernante, tantôt au drame. Et si les étreintes sont brèves, il ne perd rien de son érotisme. Les dialogues crèvent l’écran, le verbe y est cru, d’une brutalité peu entendue au cinéma, et s’il semble inconcevable à votre voisin d’entendre le mot queue sans pouffer comme une adolescente, vous n’êtes pas sortis de l’auberge. Pourtant si on y parle cul, c’est avec cette noblesse qu’on ne trouve que sur les planches.  Et c’est précisément là qu’excelle Yann Gonzalez, en insufflant à ses dialogues toute l’élégance du langage lyrique. C’est ici sa plus grande force de mise en scène, admettre au sentiment et à l’indécent le même traitement, la même indiscutable puissance poétique.

« Eric Cantona, magistral, (…) en poète encombré par son sexe colossal »

Si la sauce prend si bien, c’est aussi parce que le cinéaste a su se composer un sacré bataillon d’acteurs. Au rendez-vous, ses comédiennes fétiches ; Kate Moran, tragédienne énigmatique dans son rôle de grande amoureuse, sorte de nouvelle Iseult, et Julie Bremon en nymphette peste et désaxée. Puis ceux dont la réputation n’est plus à faire ; Fabienne Babe ou Béatrice Dalle. Ceux qui, au contraire, ont encore tout à prouver, comme Alain-Fabien Delon, qu’on est bien heureux de rencontrer dans un premier rôle délicieusement ambigu : de quoi faire frémir Delon père d’indignation. Restent ceux qui nous laissent vissés à nos sièges : Eric Cantona, magistral, qui obtient un véritable morceau de bravoure en poète encombré par son sexe colossal. Et enfin Nicolas Maury, tient définitivement le haut du panier dans la peau d’Udo, gouvernante lascive et féroce, menant à la baguette tout ce petit monde. Maîtresse de cérémonie virtuose et irrésistible, préservant le film de toute pesanteur parce qu’il en organise tous les rebondissements et toute la désinvolture. Et avec ça, les nappes synthétiques et obsédantes d’une bande originale rétro-futuriste, confectionnée sur mesure par Anthony Gonzalez, frère du réalisateur, mieux connu sous le pseudonyme de M83. B.O au milieu de laquelle on retrouve avec bonheur la perle électronique « Hey Moon ! » de Molly Nilsson.

La seule chose à regretter ici, c’est qu’à moins que le jeune cinéaste n’ouvre la voie à une vague de cinéma français radical, voir ne ressuscite le surréalisme, il faudra maintenant laisser à Gonzalez le temps de remettre le couvert. Aux plus épris, on ne pourra que conseiller de s’armer de patience, d’un exemplaire de la B.O du film et d’une bonne connexion internet ; en effet plusieurs des courts-métrages du cinéaste sont en ligne. Bande de petits chanceux.

En bref, un coup de maître pour Yann Gonzalez, qui entre en trombe dans la cour des grands avec un premier film sexy, au romantisme crépusculaire et à la  poésie insolente. Les Amours d’après minuit est l’un de ces objets rares,  fait d’un métal précieux, dont on sort conquis, troublé et amoureux.