La vision écocentrique : l’Homnature
Interview de Nicole Huybens
La troisième vision de la relation homme - nature que vous développez est donc différente du biocentrisme ?
Nicole HUYBENS : La vision écocentrique est holiste, elle s’oppose à une vision individualiste qui n’attribue de réalité qu’aux organismes individuels isolés et oublie leur intégration dans le milieu global. Tous les organismes étant membres d’un tout, reliés entre eux, ils ont la même valeur intrinsèque. Tous les éléments dans la nature sont donc interdépendants et il n’y a pas de coupure entre l’humain et la nature, ce qui justifie le mot-valise « homnature ».
La vision écocentrique s’appuie sur les connaissances de l’écologie scientifique et sur une tradition qui lie l’humain à la nature par l’art et les sentiments. Les lois de la nature deviennent des règles éthiques pour réguler les décisions humaines sur la nature. Et la beauté ou l’équilibre de la nature indiquent ce qu’il convient de faire et de ne pas faire.
Ce sont les « poussières d’étoile » de Hubert Reeves ! Les protecteurs des prédateurs se retrouvent principalement dans cette vision homme – nature.
Nicole HUYBENS : La protection des espèces animales en danger est un enjeu majeur dans la vision écocentrique. Un système naturel fonctionne avec tous ses éléments. Si une espèce disparaît, c’est tout l’écosystème qui se déséquilibre et ce déséquilibre rejaillit sur les autres espèces, y compris sur l’humain : « Quand nous oublions que nous sommes enchâssés dans le monde naturel, nous oublions aussi que c’est à nous-mêmes que nous faisons, ce que nous infligeons à notre environnement ». (Suzuki, 2003).
Mais il n’y a pas que l’approche scientifique, les protecteurs de l’ours évoquent aussi « l’âme des Pyrénées », « une forêt sans ours est une forêt sans âme », disait Robert Hainard. Les Pyrénées sans ours sont plates ! » Il y a une constituante émotionnelle, voire romantique.
Nicole HUYBENS : Dans la vision écocentrique, les connaissances sur la nature sont aussi poétiques et artistiques. Pour les romantiques du XIXème siècle, il n’y a pas que la science pour connaître la nature, il y a aussi les sentiments et l’art. La nature devient la source du beau, que la science désenchante. La perception de la beauté du monde est aussi une connaissance désintéressée de la nature. Henry David Thoreau, considéré comme le père de la pensée écologique, voit dans la nature la forme la plus parfaite de l’harmonie. Le contact avec la nature sauvage est ainsi une source de vertu. Le bonheur se trouve dans une vie proche de la nature.
Dans la vision écocentrique, toutes les espèces vivantes sont interdépendantes et les humains ne sont pas intrinsèquement supérieurs aux autres êtres vivants. Les intérêts humains ne peuvent donc être privilégiés.
Contempler la beauté du monde, le penser comme un tout et harmoniser les conduites humaines aux lois de la nature sont les piliers de la vision écocentrique.
Les connaissances en écologie permettent de se conformer aux lois de la nature. Le fonctionnement et les lois de la nature sont des guides: « L’homme et la nature seront sauvés ensemble dans
une heureuse harmonie, ou notre espèce disparaîtra avec les derniers restes d’un équilibre qui n’a pas été créé pour contrecarrer le développement de l’humanité, mais pour lui servir de cadre » (Dorst, 1978).
Les connaissances ne doivent pas permettre d’asservir la nature mais de la respecter. Aldo Léopold a formulé et défendu une éthique visant à orienter l’action des humains dans la nature : « une action est juste, quand elle a pour but de préserver l'intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est répréhensible quand elle a un autre but ». L’imitation du fonctionnement des écosystèmes est à la base de l’éthique des interventions dans la nature.
Léopold faisait aussi une place aux sentiments dans ses préceptes moraux : « Il me paraît inconcevable qu’une relation éthique avec la terre puisse exister sans amour, respect et admiration pour la terre, sans aucun égard pour sa valeur. Par valeur, j’entends, bien sûr, quelque chose de plus fondamental que la simple valeur économique, j’entends la valeur en son sens philosophique ».
La vision écocentrique « introduit une dimension spirituelle dans la réflexion éthique en faisant de la nature une sorte de bien ou de valeur morale suprême ». (Métayer, 2002)
Quel est le rôle de l’éducation et des connaissances dans la vision écocentrique ?
Nicole HUYBENS : Les connaissances approfondies des écologistes les désignent comme les experts indispensables pour la prise de décision. L’humain doit re-trouver la place qu’il a perdue dans la nature en se détachant d’elle grâce à ses techniques.
L’éducation du public, la diffusion de connaissances à propos du fonctionnement de la nature va de pair avec l’enseignement des règles éthiques solidement fondées sur l’écologie qui définissent comment se comporter dans un écosystème naturel. L’éducation à la nature doit donc être confiée à des experts en écologie. Le débat démocratique peut être un handicap pour des décisions écocentriques : l’introduction d’autres paramètres externes aux lois naturelles corrompt l’action éthique sur la nature.
La parfaite et complète connaissance de la nature n’est évidemment pas atteinte, les écocentriques font souvent appel au principe de précaution dans son sens restrictif : quand on ne connaît pas avec exactitude les conséquences d’une décision, il importe de ne pas la mettre en œuvre.
Si face au pouvoir et aux décisions qu’ils jugent mauvaises, les biocentriques peuvent devenir des éco-terroristes, comment réagissent les écocentriques ?
Nicole HUYBENS : Les partisans de la vision écocentrique recourent à la désobéissance civile, ils instaurent un rapport de pouvoir à l’intérieur duquel ils exercent une pression suffisante pour faire valoir leur vision sans violence. Les moyens de pression spectaculaires non violents leur semblent souhaitables pour faire advenir le changement souhaité. Le recours à la désobéissance civile ainsi que la résistance non-violente à des pratiques inacceptables ou à des lois jugées injustes, sont prônés par Thoreau dès le 19ème siècle.
« Ce qui donne à une action de désobéissance civile toute sa force, c'est le nombre de ceux qui s'y engagent. La multiplication des arrestations et des procès peut être le meilleur moyen d'embarrasser les pouvoirs publics et de les obliger, en fin de compte, à satisfaire les revendications du mouvement de résistance » (Ici).
Mais « Homnature », cela veut dire quoi ?
Nicole HUYBENS : La spécificité humaine devrait s’effacer dans la vision écocentrique, notre jeu de mot qui atrophie l’homme en « hom » rend compte de cette idée. Mais c’est impossible et la vision écocentrique est selon nous paradoxale pour trois raisons :
- Les êtres humains ne peuvent pas être « hom » seulement : L’éthique de la vision écocentrique implique de se conformer aux processus naturels sans transgresser les limites qu’établit la nature quand l’humain n’y fait rien. Mais on ne peut pas imiter la nature comme si nous n’étions pas là : nous sommes là. La vision écocentrique pourtant ne nie pas une place spécifique à l’humain dans la nature (comme le fait la vision biocentrique) : « Par la beauté, le mystère et le merveilleux que perçoit et exprime notre cerveau, nous ajoutons une touche spéciale à cette planète » (Suzuki, 2003). L’humain apporte donc à la nature la spécificité humaine de l’art, les sentiments et la spiritualité qui ne contrecarrent pas les processus naturels à l’œuvre dans les écosystèmes.
- La stabilité des écosystèmes est une exception plus qu’une règle dans la nature : la deuxième contradiction est liée à la « stabilité » des écosystèmes. Cette stabilité est l’exception autant que la règle dans la nature. Préserver une intégrité et une stabilité particulières implique d’intervenir. Ne pas le faire implique d’abandonner le processus naturel à lui-même et d’accepter des modifications irréversibles, même si c’est à long terme.
- C’est toujours l’humain qui choisit les règles qu’il respectera, même si elles sont « calquées » sur les processus naturels : en effet, la nature est aussi « barbare » que « bienveillante ». Se comporter dans la forêt boréale comme le ferait un grand feu est plus inacceptable que n’importe quelle coupe, même la plus laide. Les lois de la nature ne sont donc pas toutes « bonnes » et ce sera toujours à l’humain de choisir ce qui alimente son éthique de la nature et ce qu’il convient de rejeter.
Comment interagissent les trois visions que vous venez de présenter dans une controverse socio-environnementale ?
Nicole HUYBENS : Elles permettent de comprendre une opposition majeure que l’on retrouve dans les controverses socio-environnementales.
Les écocentristes et les anthropocentristes s’opposent sans qu’ils discutent jamais de leurs représentations respectives de la place de l’humain dans la nature, sans voir que c’est ce qui les oppose radicalement.
La distinction entre les biocentristes et les écocentristes me semble importante, parce qu’elle apparaît dans des prises de position différentes des protecteurs de l’ours et des associations de protection des animaux qui ont du mal à collaborer. (Exemple : les positions respectives du Klan du Loup, et ici, poursuivie pour diffamation par le préfet de la Drôme, de FERUS et de FNE (France Nature Environnement) sur le tir de 6 loups en 2010. Citation : "(...) L'abominable trahison des pseudo associations de protection qui ont sacrifié 2 loups supplémentaires, (...) Ferus et la FNE faisant partie des associations qui sont censées défendre le loup dans le Groupe National Loup. Seule l'association Le Klan du Loup prône le 100% Loup, 0% de tir à tuer !)"
Contrairement à la controverse sur la forêt boréale où les biocentristes sont peu présents, on les retrouve dans la controverse de l’ours des Pyrénées : pas uniquement ceux qui militent contre la chasse, amis aussi ceux qui reprochent aux responsables des réintroductions d’avoir instrumentalisé l’ours en l’équipant d’une balise intra-abdominale, d’un collier émetteur ou en lui arrachant une dent qui sert à connaître l’âge de l’ours.
Certains anthropocentristes, notamment ceux qui défendent une vision du pastoralisme liée au développement durable, à l’entretien des paysages ou à la biodiversité des estives confondent écocentristes et biocentristes, ce qui bloque encore plus le dialogue.
Nicole HUYBENS : Dans les discours des acteurs de la controverse sur la forêt boréale, il existe des positions anthropocentriques, que l’on peut considérer comme modérées, comme celle qui incite à protéger la nature pour les générations futures en exploitant les forêts avec sagesse. Mais pour les écocentristes, cette manière de faire reste difficilement acceptable. Ils veulent préserver les forêts intactes justement parce qu’elles n’ont pas encore été touchées par les humains et que la nature s’y trouverait donc en parfait équilibre. Les positions paraissent irréconciliables parce que les visions sous-jacentes de la relation de l’humain à la nature ne font jamais l’objet de discussion, sont des évidences invisibles.
Au-delà de cette indispensable discussion, il nous semble en plus qu’aucune des trois visions prise séparément : anthropocentrisme, biocentrisme, écocentrisme n’est satisfaisante pour guider l’action complexe des éco-conseillers que nous formons à la gestion des controverses socio-environnementales. Elles co-existent aujourd’hui en montrant surtout leurs contradictions. Je pense qu’il faudrait les faire co-exister aussi dans leurs complémentarités.
Dans une interview précédente, vous citez Callon : « Tous les acteurs sont calculateurs, cyniques, machiavéliques ».Chaque groupe d’acteurs met en place des actions pour informer, éduquer, faire pression, convaincre, influencer, obliger. Il n'est pas besoin de comprendre le point de vue des autres puisqu’il s’agit de les faire changer d’avis en utilisant influences et pressions. Mais l’argumentation se heurte à la crédibilté des sources : si la source est discréditée, elle est considérée comme “de mauvaise foi” et tous ses messages ne sont que mensonges et manipulations. Il s’agit d’un cercle vicieux dans lequel la controverse s’alimente. Plus les acteurs argumentent, plus ils renforcent les autres dans leurs convictions. A chaque argument une réponse, une réponse à la réponse, etc. C’est sans fin et cela alimente les forums pendant des années. »
Vous expliquez que c’est la simplification qui est à l’origine des controverses. Un peu comme si trouver une solution simple n’était simplement pas une solution. D’où votre proposition d’une quatrième voie : la vision multicentrique.
Nicole HUYBENS : Avec cette quatrième voie de la relation homme – nature, j’ai en effet tenté de formaliser une vision qui articule les contradictions dans un modèle complexe.
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