La vision multicentrique : l’HOMME dans/avec la NATURE
Interview de Nicole Huybens
Les trois visions précédentes ont toutes des qualités et des défauts :
- La vision anthropocentrique a permis le fabuleux développement de l’espèce humaine (+) et toutes les dérives et catastrophes que les environnementalistes dénoncent (-).
- La vision biocentrique montre le caractère sacré de toute vie (+) , mais nie à l’humain une place spécifique dans la nature (-).
- La vision écocentrique introduit de la complexité et rétablit des liens entre l’humain et la nature (+), mais elle est anachronique dans une société scientifique, technique, de droit et où les lois de la nature sont transgressées (agriculture, médecine, métallurgie, génie génétique…) depuis des millénaires et pas toujours pour le pire (-).
La vision « multicentrique » proposée est une vision complexe de la relation homme - nature, qui intègre des antagonismes et des contradictions dans un cadre qui permet d’envisager leur complémentarité.
Cette vision multicentrique s’articule autour de 5 concepts clés qui s’inspirent de plusieurs auteurs, mais n’en reprennent que les idées pertinentes : l’évolution, la responsabilité, la raison et les sentiments, le holisme et l’individualisme et enfin le dialogue.
Entre ces concepts, les liens sont multiples : ils sont distingués pour la compréhension seulement, ils ne sont pas disjoints.
Pouvez-vous développer ces cinq principes qui articulent la vision multicentrique ?
Nicole HUYBENS : Premier principe, L’évolution. L’espèce humaine n’est pas le but de l’évolution et homo sapiens n’est pas l’organisme le plus complexe d’un point de vue biologique, même si son cerveau est le plus complexe de tous les cerveaux. Les plantes possèdent des gènes qui commandent la photosynthèse : elles font des sucres à partir d’un gaz et de la lumière du soleil, ce que nous ne pouvons pas faire. Elles sont dotées d’une autre complexité.
Depuis son apparition sur la Terre, la vie a traversé les conditions changeantes de la planète en s’adaptant, elle s’organise dans l’ordre et le désordre. L’humain est le résultat d’une évolution et il y participe aujourd’hui par sa culture, ses connaissances et sa capacité à les transmettre. Toutes les modifications introduites dans la nature par les humains au cours des siècles ne sont pas des catastrophes. Les perturbations naturelles et les perturbations anthropiques « participent d'un même processus d'établissement, de rétablissement ou de remplacement d'écosystèmes complexes et variés source » (Defurnaux, 2004).
On peut toujours objecter que la nature se débrouillerait très bien sans l’humain, mais elle se débrouillerait très bien aussi sans les ours ou sans une graminée particulière. Simplement, elle se débrouillerait autrement.
Les humains et la nature d’aujourd’hui sont les produits l’un de l’autre : interdépendants, ils co-évoluent. L’humain, en devenant conscient du devenir de l’univers, donne une conscience au monde, cela le distingue des autres espèces, sans le séparer.
L’humain est aussi une espèce différente de toutes les autres espèces terrestre par la culture et le langage. Il a modifié délibérément des espèces animales pour qu’elles soient plus productives (l’élevage), il plante des arbres là où il n’y en avait pas. Il crée des villes que la nature n’aurait jamais produites sans lui, des écosystèmes naturels qui ont besoin de son intervention pour se maintenir (les campagnes, les bocages, les estives) et d’autres qui ont besoin d’une décision de protection pour ne pas être détruits par son agir (les forêts primaires, les habitats des espèces menacées, les ours !), il a aussi créé la noosphère, ce monde des idées qui contient l’idée si culturelle de nature.
Dans notre vision multicentrique nous mettons en lumière le partenariat que l’humain peut imaginer avec la nature. L’idée de distinguer l’humain et la nature a une visée pragmatique, elle ne fait cependant pas de l’humain un élément séparé. Le partenariat associe l’humanité et la nature dans une relation réciproque. Morin utilise l’image du co-pilote : « L’homme doit cesser de se concevoir comme maître et même berger de la nature. (…) il ne peut être le seul pilote. Il doit devenir le copilote de la nature qui elle-même doit devenir son copilote » (Edgar Morin).
Les relations homme – nature ne sont pas à sens unique. La nature est une partenaire agissante, pas un objet passif indépendant de l’agir des humains. Les écosystèmes bris-collent dans l’ordre et dans le désordre, de manière régulée et de manière aléatoire avec et sans les humains. Le partenariat peut sembler incongru si l’on considère la nature comme aveugle, muette et inconsciente. C’est pourtant avec cette partenaire que l’humain participe à l’évolution. C’est dans cette complexité que s’inscrit le partenariat. Morin estime que « les forces conscientes humaines et les forces inconscientes de la nature devraient collaborer ». La mise en mots de ce partenariat appartient à l’espèce humaine parce qu’elle est la seule à être capable de participer à l’évolution de manière consciente ou délibérée, grâce au langage et aux idées.
Michel Serres propose de définir ce que l’humain doit rendre à la nature pour ce qu’elle donne. « Que rendre à la nature qui nous donne la naissance et la vie ? (…) la totalité de notre essence, la raison elle-même. Si j’ose dire, elle nous donne en nature et nous lui rendons en numéraire, en monnaie humaine de signe ». L’humanité rend en connaissances, en responsabilité, en symboles, en paradigmes, en partenariat, en conscience éthique.
La vision multicentrique de la relation homme - nature, consiste donc à favoriser une évolution en interaction constructive avec un environnement changeant, de manière profitable autant à un être humain en particulier qu’à l’espèce humaine en général, à la nature en général, à chacune des espèces et aux individus qui les constituent.
Un jour, le soleil sera devenu une géante rouge. La terre deviendra un gros caillou sur lequel toute vie sera impossible, y compris humaine. En attendant, dans une vision multicentrique, l’humain ne peut nier ni sa dignité, ni sa spécificité, ni la valeur intrinsèque de sa partenaire, la nature. Il faudrait renoncer à l’idée d’une nature qui induit elle-même les limites, indépendamment de ce que sont les humains, et à celle des humains qui dominent la nature pour leur seul bien-être.
Et pour le deuxième principe, la responsabilité ?
Nicole HUYBENS : L’humain ne peut échapper à sa nature animale : il doit se nourrir, se protéger et se reproduire. Il est aussi constitué des mêmes particules que le reste de l’univers connu. Il s’est cependant libéré d’une série de déterminismes naturels et est devenu de ce fait responsable de ses décisions. La responsabilité est liée à la capacité spécifiquement humaine de distinguer le bien et le mal. Les volcans ont un effet majeur sur la composition de l’atmosphère et donc sur le climat, mais ils ne peuvent ni le savoir ni « décider » de moduler leur agir.
Les humains ont eux aussi une influence sur le climat, mais ils le savent et ils peuvent décider de cette influence, au moins en partie. La liberté humaine acquise grâce aux connaissances et aux techniques doit être assortie d’une responsabilité sans précédent.
Qu’entendez vous par un partenariat avec la nature?
Nicole HUYBENS : Dans la vision multicentrique, la responsabilité humaine s’exerce dans le cadre d’un partenariat. Ainsi, amener la nature vers des développements impossibles sans l’humain n’est pas nécessairement mal, pas nécessairement bien non plus d’ailleurs, il s’agit que l’évolution soit souhaitable, éthique pour le monde et le préserve d’une catastrophe que l’humain peut choisir (l’éradication d’une espèce, y compris la nôtre, des pollutions ingérables pour des besoins futiles, une pauvreté honteuse). La responsabilité humaine se conçoit dans la communauté de destin sur la planète, ce qui exclut une responsabilité uniquement anthropocentrique, même si la nature, comme partenaire ne peut énoncer ses préférences dans un langage humain.
Pour exercer une liberté responsable, l’humanité comme espèce peut prendre conscience du destin planétaire qui l’unit au reste du monde et chaque humain, comme individu, peut s’auto-responsabiliser au quotidien. L’humanité devrait se doter d’instances mondiales qui pourraient discipliner « les développements incontrôlés du quadrimoteur constitué par l’alliance science-technique-industrie-profit » (Edgar Morin). On peut voir dans l’apparition des conventions internationales sur le climat ou sur la biodiversité des exemples concrets de l’exercice de cette responsabilité. Ceci sera insuffisant : chaque humain est aussi responsable devant sa conscience sans tribunal pour ce qui concerne les conséquences futures de son agir quotidien.
Troisième principe : la raison ET les sentiments : les humains connaissent la nature avec les idées accumulées, transformées, actualisées par les générations précédentes ; avec la raison, les sciences, les expériences, les incroyables capacités de leur cerveau. Connaître la nature dans son fonctionnement pour prendre les décisions, développer des technologies capables de diminuer l’empreinte écologique de l’humain pour maintenir les différentes possibilités de vie sont une pierre angulaire dans la vision multicentrique.
Mais les humains connaissent aussi avec les sentiments qui les relient tant aux autres humains qu’au reste du monde. Jonas fait reposer la responsabilité sur un effroi à ressentir devant la puissance débridée de la capacité humaine de destruction.
Dans les forums et dans la presse, on remarque que le discours public sur l’ours fait place aux sentiments de peur ou de colère. D’autres vivent à travers l’ours l’émerveillement et la beauté du monde. Certains ressentent parfois le lien spirituel qui les unit avec « l’autre », celui qui n’est pas eux, mais pourtant si proche, parce qu’il marche debout, comme nous.
Nicole HUYBENS : La tradition occidentale conçoit mal que le sentiment d’amour s’exerce en lien avec la nature. Ce sentiment devrait être réservé aux humains ; Saint François d’Assise semble être une exception dans la tradition chrétienne. « Cette première loi (aimez-vous les uns les autres) fait silence sur les montagnes et les lacs, car elle parle aux hommes des hommes comme s’il n’y avait pas de monde.» (Serres, 1999).
Pour Morin, l’amour est la valeur des valeurs de l’éthique. Il peut prendre des formes diverses : l’amour conjugal ou dans la famille, l’empathie pour des personnes plus lointaines, la compassion pour les animaux, la tolérance et le pardon dans le conflit, l’émerveillement pour le monde, la solidarité avec les autres humains et les autres vies, le respect pour soi-même et pour le reste de la terre. Pour Suzuki, l’amour est inhérent au monde, « il puise sa source dans le sentiment de camaraderie : la conscience que nous sommes – comme toutes les autres formes de vie – enfants de la Terre, membres de la même famille ».
La vision multicentrique de la relation homme - nature suppose que la bienveillance, terme générique que nous pouvons utiliser pour désigner les différentes formes d’amour, sous toutes ses formes, guide les décisions humaines autant en relation avec d’autres humains qu’en relation avec la nature. La bienveillance appelle une certaine forme d’anthropomorphisme, puisque la compréhension de l’autre consiste aussi à projeter sur le monde des sentiments dont nous ignorons s’ils sont aussi présents ailleurs dans la nature.
Ainsi, à la pêche : la vision multicentrique commande de tuer le brochet et de ne pas le laisser agoniser dans le fond de la barque pour éviter la souffrance qu’une projection sur son sort permet de percevoir. Le brochet est un prédateur cannibale, il n’a aucun sens moral. Il ne s’est en aucun cas soucié du sujet qu’il mangeait, et il est incapable de préférer ne pas lui faire de mal. Mais l’humain est un animal moral, il ne peut imiter le brochet, même en relation avec le brochet. C’est la relation d’un sujet humain avec un sujet brochet qui permet ce raisonnement, comme dans la vision biocentrique. Mais dans cette vision, le brochet souffrant ne devrait pas être pêché. La vision anthropocentrique voit dans le brochet un objet : le pêcher est une activité sportive qui peut ne pas avoir d’autres fins qu’elle-même, le brochet n’est pas à prendre en considération comme un être en soi. La vision écocentrique ne commande pas d’état d’âme particulier non plus : l’individu brochet ne fait pas partie d’une espèce en voie de disparition.
La vision multicentrique met l’accent sur le lien de deux individus et de leur interaction dans un cadre éthique : le brochet va nourrir le sujet humain qui ne le fera pas souffrir. La relation multicentrique commande de développer des îlots de bonté, parce que l’amour et la responsabilité, comme la raison, sont des qualités qui rendent les humains plus humains.
Qu’entendez vous par le holisme ET l’individualisme, le quatrième principe ?
Une vision de la relation homme – nature ne serait pas multicentrique si une espèce (par exemple, l’écotype forestier du caribou : même si les caribous ne sont pas menacés, la population de caribou forestier diminue dangereusement) ou un individu d’une espèce n’était pas pris en considération dans les décisions.
Focaliser sur l’individu seulement (la vision biocentrique) fait oublier l’espèce qui devient une abstraction. Mais focaliser sur l’espèce seulement (la vision écocentrique) fait disparaître l’individu. La réflexion sur l’individu ET sur les espèces en même temps affine l’exercice de la responsabilité et la complexifie aussi. Une éthique multicentrique tient compte des individus ET des espèces, d’un animal ET de l’écosystème, des humains dans leur spécificité ET de la nature dans sa biodiversité.
La tradition occidentale fait une large place à la personne. Les droits des individus, l’égalité, l’équité, la liberté sont des conquêtes qu’il convient de perpétuer y compris dans la relation homme – nature :
- Dans la vision écocentrique de la relation homme – nature cette composante liée à l’individu est trop peu prise en compte.
- Dans la vision biocentrique, elle est très présente, mais pas pour les humains.
- Dans la vision anthropocentrique, elle ne s’applique qu’aux humains.
L’individualisme fait référence à la nécessité de considérer chaque animal comme le sujet-d’une-vie comme on le retrouve dans la vision biocentrique. Les questions de comportements moraux face à un individu d’une espèce animale sont très difficiles, parce que prendre une décision (y compris celle de ne rien faire) aboutit parfois à privilégier un individu d’une espèce par rapport à un individu d’une autre ou encore une espèce par rapport à une autre.
La controverse sur le retour du loup dans les Alpes françaises ou celle de l’ours dans les Pyrénées pose cette question à laquelle il est impossible de trouver une réponse définitive : doit-on privilégier la vie du prédateur, de son espèce, de ce prédateur-là ou du mouton, de son espèce, de ce mouton-là ?
Dans l’impossibilité éthique de choisir entre l’individu et l’espèce de manière définitive, et dans la nécessité pour l’humain d’être un individu authentique en lien avec les autres, la décision doit reposer sur des processus de prises de décision en commun et sur l’exercice d’une démocratie dialogique et cognitive entre les humains qui se responsabilisent individuellement et collectivement en lien avec une nature partenaire composée d’individus, d’espèces et d’écosystèmes.
« Les décisions doivent reposer sur des processus de prises de décision en commun et sur le dialogue. » Le dialogue est le principe suivant, mais la participation de tous les acteurs aux démarches de concertation n’est pas une évidence.
Nous ne pensons pas qu’il existe une référence absolue pour prendre systématiquement la bonne décision. La prise de décision par des experts (lesquels ?) ne garantit pas que la décision soit « la » bonne. L’expertise est partagée en ce qui concerne les questions environnementales : nous sommes tous experts de quelque chose. Les conceptions des bergers sont pertinentes au même titre que les conceptions scientifiques, même si elles ne décrivent pas la même réalité. C’est pourquoi, la complexité de la vision multicentrique ne peut s’exprimer de manière adéquate sans recourir au dialogue démocratique qui semble le meilleur rempart contre le retour aux discours totalisants, tentation facile puisque les problématiques écologiques d’aujourd’hui sont globales.
La prise de décision dans le cadre d’une démocratie du dialogue est une manière d’envisager la reliance éthique nécessaire entre les humains et avec la nature. Il faut passer un contrat avec la nature et aussi valoriser un partenariat entre les humains sur des questions de nature.
Le débat et la prise de décision doit s’appuyer sur la pluralité des conceptions, des enjeux, des croyances, des critères. Elle s’exerce grâce à l’écoute, la compréhension complexe et la valorisation de la reconnaissance de l'autre dans sa différence.
Enfin, le débat démocratique doit permettre l’apprentissage de tous en valorisant la diffusion de connaissances multiples. Il devrait ainsi inclure dans les décisions les sentiments et les connaissances symboliques autant que les connaissances scientifiques et les impératifs légaux, techniques et économiques.
Le dialogue complexifie le jugement, mais il permet d’exercer la responsabilité de manière moins risquée en prenant en compte une multitude de critères, d’avis et de solutions, y compris ceux d’acteurs absents (générations futures, nature – partenaire) pour autant que des acteurs humains aujourd’hui présents les représentent.
Nicole Huybens
Cette interview a été réalisée par Baudouin de Menten, éco-conseiller, sur base du chapitre "La forêt éthique" de son livre "La forêt boréale, l'éco-conseil et la pensée complexe. Comprendre les humains et leurs natures pour agir dans la complexité." Les auteurs des citations ont été ajouté pour plus de clarté.
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