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La pension fantastique - Gilbert Sorrentino - Aberration de Lumière (Actes Sud, 2013. Trad. Bernard Hoepffner) par François Monti
Par Fric Frac Club
On a beau dire : ce n'est pas parce que le procédé qui consiste à montrer le même événement vu par des personnes différentes est aujourd'hui commun qu'il est plus facile à maîtriser. Exercice d'équilibriste où la tentation la plus forte est de grossir le trait, de souligner les différences d'interprétation, à la recherche parfois d'un effet comique facile, dépourvu d'élégance ou démontrant une vision du monde ou de sa création où les oripeaux de complexité dissimulent mal un authentique simplisme. Tout le monde ne saurait être Kurosawa ni réaliser Rashomon. Le fait que plus le nombre de témoins est grand moins le récit qui s'en dégage est fiable est sans doute devenu un cliché. Cela n'entame en rien l'efficacité du film. Evidemment, ces quatre récits contradictoires permettent à Kurosawa de remettre en doute la notion de vérité, voire même de montrer la caducité de la pourtant si simple question : « Que s'est-il réellement passé ? ». Rashomon emprunte sa structure à une nouvelle de 1922 de Ryunosuke Akutagawa, dans laquelle ce ne sont pas moins de sept versions qui se contredisent. 1922 : année d'excellence du modernisme, courant dont le précurseur au Japon serait précisément Akutagawa, selon certains experts. Et, de fait, la vérité objective existe-t-elle, etc.
Plus près de nous, Gilbert Sorrentino utilisait la même technique en 1980 dans le tout récemment traduit Aberration de lumière. Cette concordance formelle m'a rappelé un débat ici même avec un lecteur qui nous reprochait l'utilisation du terme post-moderne pour définir l'auteur. Pourquoi ? Eh bien dans ce roman, Sorrentino n'utilise pas vraiment les différents points de vue pour signaler la difficulté / impossibilité / futilité de la recherche de la vérité (typiquement moderniste) ou, au contraire, pour multiplier les informations qui formeront un portrait certes complexe mais bien plus réel de ses personnages (typiquement réaliste). Non. Il y a tout d'abord un certain plaisir ironique dans les divergences d'interprétation. Il y ensuite et surtout la confrontation de point de vue impossibles à réconcilier non parce que les faits décrits changent mais bien parce qu'ils ne sont pas lus de la même manière. Ce n'est pas que l'homme de 1m85 du premier témoin ne mesure plus qu'1m70 selon le second. C'est qu'il mesure chaque fois 1m85 mais que les implications sont différentes. Les quatre récits de Sorrentino ne sont pas quatre angles de caméra fixés sur une même action de la Ligue des Champions… L'ironie de Sorrentino dénude quatre êtres et montre leurs désirs et leurs fantasmes en tant qu'objets déterminés par leur, oui, idéologie. La confusion ne vient pas des contradictions, elle vient d'une remise en question des motivations. Doutes, soupçons, nature du désir : la question de la vérité est évacuée. En cela, Sorrentino fait œuvre postmoderne. Non pas dans la lignée métalittéraire d'un Pynchon ou d'un Barth mais bien philosophiquement.
Ceci dit, l'essentiel d'Aberration de lumière ne tient pas dans sa structure formelle. Ce n'était pas non plus le cas de Rashomon, que d'aucun ont voulu lire comme une allégorie (sans se mettre d'accord sur son sujet). Il ne tient même pas dans le brillant jonglage de genres, de registres et de styles, auquel Sorrentino nous a habitué – jeux de Q&A;, lettres, rêves, dialogues, pornographie… Il tient à tout ce que cet arsenal fait remonter à la surface. Dans un livre où tant de choses sont dites, exposées, pensées, désirées, c'est finalement ce qui n'est pas dit qui est le plus révélateur. Malgré la présence d'un gamin parfaitement rendu et d'une sombre et pesante figure paternelle, ce n'est pas un hasard si les places centrales du livre (second et troisième récits des 72 heures décrites) sont celles de Tom (le prétendant) et de Marie (mère divorcée, catholique tourmentée et, aux yeux des autres résidents bien comme il faut de la pension, putain en puissance ?). Tom, au premier abord commis voyageur infidèle et séducteur typique d'une certaine littérature américaine, n'est en fait déjà plus le machiste paternaliste d'antan : c'est l'homme qui a perdu toute notion de responsabilité et consomme la femme comme il vend sa camelote tout en étant convaincu qu'il ne fait rien de mal. Figure pathétique pré-Mad Men. Marie, quant à elle, c'est une histoire d'une infinie tristesse : rejetée par son mari à cause, croit-on comprendre, de ce qu'elle ne veut pas faire au lit, elle excite Tom précisément pour cette ‘innocence' ; elle se rend compte de ses désirs mais est incapable de les envisager en dehors d'un schéma de mariage et de stabilité. C'est la femme qui voudrait bien mais pas trop. On ne sait pas vraiment si on ne la laisse pas ou si c'est elle qui a tellement intégré certaines conceptions religieuses, sociales et économiques qu'elle n'ose pas. Ce n'est pas un hasard si l'action est situé en 1939, à l'ombre (omniprésente) d'une déflagration qui allait tout changer et faire – finalement – sauter un certain nombres de verrous déjà passablement ébranlés par la première guerre mondiale d'abord et par le krach de 29 ensuite. Sorrentino, dans ce portrait de famille, aussi inquiétant que son portrait de Brooklyn dans Steelwork, propose donc indirectement la dissection d'un moment charnière que l'on comprendra d'autant mieux en retournant au cinéma et, singulièrement, à John Ford. En 1939, dans La chevauchée fantastique, son La règle du jeu, il rassemblait dans une diligence toute une société où seuls quelques esprits forts étaient prêts à faire fi des conventions – et à en payer le prix. En 1948, dans Le massacre de Fort Apache, c'est le représentant de l'ordre qui mène à la catastrophe et vient briser l'harmonie d'un monde qui n'aspire qu'à vivre. Dans Aberration de lumière, Sorrentino transforme la diligence en pension et annonce, discrètement, les bouleversements à venir.
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Co-fondateur du Fric-Frac Club, François Monti traduit parfois et écrit (beaucoup) sur l'alcool et les cocktails. Son premier livre, Prohibtions, paraîtra aux Belles Lettres en février 2014. En attendant, vous pouvez le retrouver sur Bottoms Up et @frmonti sur Twitter.