Le Monde se partageait entre deux sortes de personnes: celles qui avaient un Estwing et les autres. J'avais essayé de créer une nouvelle catégorie de personnes en acquérant un marteau italien, mais la pâle copie est bien insuffisante pour modifier l'ordre du Monde ; je ne faisais toujours pas partie de ceux qui en avaient... Il avait fallu que j'attende quelques années avant de faire partie de la classe supérieure, celle des grands, celle qui était équipée du légendaire marteau, lorsque j'étais devenu animateur. Et mon Estwing ne devait plus me quitter par la suite, m'accompagnant au cours d'une partie de ma vie professionnelle.
Bon, soit, le Monde dont je parle n'est pas tout à fait le monde dans sa globalité, il s'agirait même plutôt d'un tout petit monde, celui que nous formions adolescents quand nous partions en camp de vacance pour faire de la géologie. Nous étions quelques-uns qui partions sac au dos traverser une région pour l'étudier, comprendre sa structure géologique ; une vingtaine d'ados et quatre animateurs. Ce petit monde évoluait avec ses propres règles, fonctionnant en quasi autarcie durant les trois semaines que durait l'expédition, n'ayant de contact avec les autochtones qu'à l'occasion d'incursions dans les bars locaux. Entre animateurs et participants, la frontière était parfois ténue, c’était la connaissance qui faisait généralement la différence, la connaissance et son symbole, le marteau.
Le prix du marteau jouait beaucoup pour lui conférer son statut d’objet mythique : cher, il n’était pas accessible à n’importe qui et seuls ceux qui avaient envie de faire de la géologie sérieusement investissaient dedans. Mais une fois acquis, c’était un véritable joyau que vous possédiez. En acier trempé, fait d’une seule pièce, avec un manche absorbant les vibrations, c’était un pur produit qui n’oubliait pas d’être élégant. Une fois en main, on se sentait prêt à explorer les entrailles de la Terre pour en découvrir les mystères. C’était pour nous comme l’épée pour le chevalier, et pour compléter l’analogie, il était de coutume de le baptiser. Celui de Bébert se nommait Estwinglibur, le mien s’est appelé Fulgurestwing.
Par la suite, Fulgurestwing est devenu un marteau plus sérieux. Sans perdre son nom, il ne le livrait plus à n’importe qui, il devenait professionnel. Il m’accompagnait un peu partout, parce que même en vacances vous trouvez des pierres qu’il est amusant de casser afin de voir ce qui se cache sous l’altération superficielle. Alors que j’étais encore étudiant en géographie, je l’avais amené lors d’une sortie dans le massif de Fontainebleau. L’enseignant qui allait devenir mon patron l’avait pris des mains d’un condisciple qui allait frapper avec le pic pour empêcher cette hérésie, l’avait sermonné et me l’avait rendu en remarquant, étonné, qu’il s’agissait d’un vrai. En une sortie j’avais symboliquement rejoint le monde supérieur, celui des possesseurs d’Estwing…
Mon marteau m’accompagnait sur les chantiers archéologiques, toujours accroché à mon sac à dos même si je le sortais peu. Il était là, comme un fétiche. Je n’en avais plus vraiment besoin, je n’étudiais plus vraiment les pierres, mais j’aimais le sentir avec moi. Il indiquait qui j’étais, j’étais le géomorphologue du site, celui qui savait les roches et leur histoire. Toujours une histoire de mondes différents, de symbole. J’ai fini par le laisser chez moi après un déplacement en Haute-Saône.
Je prenais le train à Vesoul — je menais alors une vie exaltante d’aventurier. Je pris place dans un compartiment du Bâle-Paris, prêt psychologiquement à un long voyage ennuyeux au rythme poussif de la motrice diesel. Dans mon compartiment, il y avait deux femmes, jeunes et mignonnes. Nous avons parlé de choses et d’autres, de la couleur des tissus des habits pour enfants (l’une était coloriste sur tissu), de la joie de vivre à Luxeuil (l’autre habitait cette riante cité). La conversation était agréable et le voyage passa plus vite que prévu. Arrivés à Paris, galant, j’aidais mes compagnes à descendre leurs bagages avant de me saisir de mon sac. La luxovienne me fit alors remarquer que le marteau qui ornait mon sac pouvait très bien être rangé dans les armes de je ne sais plus quelle catégorie. J’ai réalisé alors qu’elle ne m’avait pas dit ce qu’elle faisait dans la vie, mais que d’après nos échanges, elle devait être flic, peut-être commissaire à Luxeuil. Je me suis aussi rendu compte que sa remarque faite avec un petit sourire pouvait être faite de façon plus sérieuse par un de ses collègues. Je me suis alors séparé de mon fétiche.
Je ne sais pas s’il y a un rapport, mais mes chantiers par la suite n’ont plus eu le même goût. Bien sûr, c’est peut-être simplement lié au fait que l’archéologie préventive en France est dans un piteux état, c’est aussi peut-être la conséquence du fait que j’ai cessé de choisir mes chantiers pour travailler à temps plein. Toujours est-il, que peu de temps après, ma décision était prise de ne pas faire carrière dans les fouilles. Mon marteau pouvait rester dormir dans ma cave.
Et puis je l’ai ressorti dernièrement, pour partir en vacances. Je retournais en Auvergne avec mes enfants et je me suis dit que je ne pouvais décemment pas aller voir des volcans sans Fulgurestwing. L’objet des vacances n’était pas de faire de la géologie, mais les enfants avaient quand même envie de voir les cratères, car pour eux un volcan était une sorte de montagne avec un trou au sommet. Je suis allé à la cave pour chercher ce témoin d’une vie passée. J’ai avalé de la poussière à me moucher noir ensuite. J’ai déplacé des kilos de trucs dont j’avais totalement oublié l’existence. J’ai risqué me retrouver coincé sous des monceaux d’objets divers accumulés au fil du temps et mal sédimentés. Et il est apparu, dans une caisse avec mon matériel de chantier.
Il n’avait pas trop changé, le manche en cuir à peine vieilli. Quand mes enfants l’ont vu, une lueur s’est allumée dans leurs yeux. L’idée de casser des cailloux leur a été tout de suite sympathique et il a fallu organiser des tours pour savoir qui aurait le droit de s’en servir le premier. Il est devenu évident dès la première journée qu’on ne pourrait pas aller marcher sans lui et quand je l’ai oublié en accédant au sommet du Puy de Dôme, ce fut une vraie déconvenue pour ma fille. Depuis ces vacances, elle veut devenir vulcanologue et je soupçonne Fulgurestwing d’être en partie responsable de cette vocation du moment. Et je me disais que si en athlétisme on lance le marteau et qu’on passe le relais avec un petit bâton, en géologie, c’est avec le marteau qu’on se passe le relais. Avec un Estwing, qui décidément sépare bien le Monde en deux.