Si vous n’avez jamais lu le mot « Patent Troll », rassurez-vous : c’est normal. Ce n’est qu’à l’occasion de rares articles sur la gestion des brevets, et encore, lorsqu’ils impliquent de gros acteurs du marché, comme Apple typiquement, qu’on aborde éventuellement le sujet qui est pourtant, comme vous allez le voir, relativement important.
Pour résumer, disons qu’un Patent Troll, ou « chasseur de brevets » pour faire plus politiquement correct, est le nom donné à une société ou personne physique utilisant la concession de licences et le litige de brevets comme principale source de revenus ; autrement dit, le Patent Troll se charge de récupérer (par rachat ou par dépôt) le plus grand nombre de brevets possibles et attaquera ensuite toute firme, de préférence en bonne santé, qui aura fait mine d’empiéter sur ses idées. Souvent, l’attaque n’est guère profitable ; cependant, lorsqu’elle l’est, on n’aura aucun mal à imaginer que les retombées peuvent être juteuses, et ce d’autant plus que le poisson ferré est gros. Pas étonnant, dès lors, de souvent retrouver de grosses sociétés légalement entortillées dans des poursuites légales interminables et coûteuses sur des brevets en bisbille. Du reste, ces mêmes entreprises multinationales n’hésitent pas à utiliser les mêmes procédés à l’occasion.
L’idée de Patent Troll n’est pas neuve puisqu’on peut en remonter la trace au moins jusqu’en 1993, et que l’expression a été popularisée à partir de 2001. Et si les Français ne furent pas en reste pour que des sociétés privées s’installent sur ce créneau spécifique, il aura fallu attendre 2010 pour que l’État y mette son gros museau humide, avec la création du Patent Pool « FranceBrevets« . Oui, parce que comprenez-vous, on ne naît pas Patent Troll. On le devient. Au début, on est souvent une gentille société dont le but est de minimiser les coûts d’accès aux brevets, faciliter la mise en valeur de ces derniers, et bien sûr leur protection. Autrement dit, on rassemble les bonnes volontés autour de la création, de la gestion et de la protection de brevets, et c’est très mignon.
Soyons clair : il est assez peu probable qu’Arnaud Montebourg soit même vaguement au courant de l’existence de ce Patent Pool, mais on peut se douter que dans son inutile effervescence, il se réjouirait de sa création et pourrait bondir comme un cabri à l’idée que le Made In France s’exprime aussi dans ce domaine. Et à 100 millions d’euros le ticket, il aurait de quoi.Car oui, c’est bien 100 millions de vos brouzoufs qui ont été investis dans ce FranceBrevets. La moitié vient de l’État français, c’est-à-dire vous, par vos impôts, et vos enfants, par les dettes que la République contracte à raison d’une bonne centaine de milliards d’euros à l’année – détendez-vous, c’est pour votre bien. L’autre moitié vient, elle, de la Caisse des Dépôts et Consignations, c’est-à-dire essentiellement vous aussi, au travers des petits dépôts que vous faites sur votre livret A et sur différents autres supports dont la boutique du Quai Anatole France à Paris doit s’occuper avec le brio que l’on sait. FranceBrevets, c’est donc pour moitié à vous, et pour le reste (ou à peu près), à vous aussi.
Heureux ?
Peu importe. Vous l’avez, et voilà ce qu’on en fait : grâce à ces 100 millions, ce joli Patent Pool déploie un large arsenal de ressources juridiques, financières, techniques et commerciales pour monétiser les brevets ou en acquérir les droits pour l’industrie innovante. Par exemple, son premier partenariat était avec Inside Secure — une entreprise française qui fournit des solutions de semi-conducteurs pour sécuriser les transactions et l’identité digitale — afin de gérer le programme de licences NFC (NFC pour Near Field Communication, les bidules électronique « sans contact » par exemple). Si on continue sur cet exemple, grâce à FranceBrevets, les fabricants d’équipements auront accès aux brevets d’Inside Secure NFC. Le programme de licences concernera de multiples catégories de fabricants d’équipement NFC, telles que ceux qui fabriquent des smartphones, des tablettes, des ordinateurs portables, des PC, des télévisions, des canards jaunes qui font coin-coin des accessoires intelligents. Et bien sûr, si un contrefacteur vient à abuser, le coquinou, FranceBrevets déboule tel un preux chevalier et se chargera de défendre les brevets dont il a la charge, en lançant des litiges et en prenant en charge les frais engagés dans le procès.
Pour le moment, si FranceBrevets n’a pas rendu public le nombre total de patentes au niveau mondial, on sait en revanche qu’il possède 4 brevets aux États-Unis et 50 pools de brevets au total, essentiellement concentrés sur les équipements électroniques. Cependant, ils ont des plans pour se développer dans d’autres domaines, tels que les smart-grids (les réseaux intelligents de distribution d’électricité), les batteries, les véhicules électriques, le cloud computing et la transition énergétique par exemple.
On pourrait croire qu’en l’espèce, FranceBrevets permettra d’aider l’innovation française. La réalité est malheureusement bien plus pastel. On comprend très vite qu’un Patent Troll privé n’est déjà pas forcément une bonne chose, dans la mesure où il n’est pas question pour ce genre de firmes de recherche et de développement, ni même de vendre des produits ; ce ne sont, finalement, que des portefeuilles de brevets qui constituent des arsenaux permettant de déposer des douzaines de plaintes et encaisser ensuite des royalties, ou pire, empêcher la vente d’un produit qui dérange. Souvent, ces mêmes Patent Troll se bornent à négocier discrètement avec des petites et moyennes entreprises pour leur éviter un procès long et coûteux ; et lorsque cela a l’odeur, la couleur et l’odeur de la flibusterie ou du racket pur et simple, c’est souvent parce que c’en est.
Or, avec FranceBrevets, on passe à la catégorie supérieure puisqu’on n’est plus dans le privé : ici, il s’agit d’une société dont les deux actionnaires sont publics. Il sera difficile d’imaginer des sociétés privées disposant de bras assez longs pour arrêter celui de l’État, séculier et au glaive facilement vengeur. Pire encore : cette initiative à 100 millions rentre admirablement bien dans un mouvement tout jeune et tout neuf, et pas particulièrement souhaitable, dans lequel on observe les États se lancer dans la guerre du brevet, au détriment évident de la recherche réelle et du développement palpable.
En effet, pendant que la France fourbit ses armes à base de fonds publics, Taïwan en fait autant avec l’Industriel Technology Research Institute, le Japon avec l’Innovation Network Corporation et la Corée du Sud avec l’Intellectuel Discovery. Dans le même temps, les États-Unis ont commencé à faire le bilan de décennies de patent trolling divers et varié ; et globalement, c’est franchement pas terrible, voire carrément négatif. Obama, en bon socialiste, veut bien évidemment légiférer pour empêcher les sociétés privées de se lancer dans ce genre de business douteux. Si l’on peut trouver la méthode déplorable, le constat reste valide : ces pratiques ne sont économiquement pas souhaitables.
Vous l’aurez compris : le monde qui vient promet d’être très intéressant. On avait déjà des procès épiques alors que des sociétés privées s’empoignaient pour savoir si on pourrait ou non avoir des tablettes avec des coins ronds. On imagine sans mal les combats grandioses que vont nous offrir les États, avec l’argent de leurs contribuables, afin d’empêcher efficacement toute nouveauté et tout débordement d’innovation hors de leur contrôle.
Bien évidemment, il se trouvera toujours un idiot utile pour expliquer que la Fraônce ne doit surtout pas prendre de retard dans ce genre de pratiques, quand bien même les inconvénients en terme d’innovation et de lourdeurs administratives sont connus et commencent clairement à contrebalancer les effets positifs hypothétiques qu’une agressivité systématique dans le domaine du brevet pourrait apporter. Mais alors que la France croule déjà sous les agences d’État, les commissions, les hautes-autorités, les foultitudes d’entités publiques plus ou moins bien bigornées pour assurer le développement de l’innovation (comme les douzaines d’incubateurs publics), et alors que ces mêmes entités ont encore toutes leurs preuves à faire en matière de résultats, est-ce vraiment le moment de claquer d’investir dans le Patent Trolling ? Et alors qu’en revanche, la France a plusieurs fois prouvé dans son passé que l’innovation naissait bien mieux hors des sentiers battus, surtout lorsqu’elle n’était pas accompagnée par l’État, on peut se demander s’il n’y avait pas plus utile à faire que développer une telle initiative.
Les comportements et résultats futurs de FranceBrevets permettront d’en savoir plus quant à la pertinence de la démarche, mais l’historique général des actions entreprises par l’État, et sa constance assez extraordinaire à empirer catastrophiquement les situations les plus banales ne permettent d’augurer d’aucune espèce d’issue heureuse.
Le Patent Trolling, déjà décrié outre-Atlantique, n’a pas fini de faire des dégâts. Et pour cela, vous pourrez aussi remercier la puissance publique française.
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