d’un descendant de Sancho Pança, aux enfants de Don Quichotte
Une"actualité froide" nous engage à rééditer la note de Chambolle avec les commentaires inscrits lors de sa première parution en 2007. D'autres réactions sont les bienvenues !
Le 6 janvier 2007
Señoritas, Señoritos
J’ai toujours pensé que mon aïeul exagérait quand il me racontait le cauchemar qu’avait été sa vie du temps qu’il était au service du vôtre. J’avoue que je trouvais même plutôt comiques les histoires abracadabrantesques qu’il me racontait. Je dois reconnaître, aujourd’hui, qu’il avait raison. Rien n’est pire que les faiseurs d’extravagances qu’ils se prennent pour le chevalier Roland ou pour Saint François d’Assise.
Votre honnêteté n’est pas en cause. Je suis sûr qu’en plantant deux cents tentes le long du canal Saint Martin (*) et en invitant les « bien logés » à venir goûter, pour une nuit, à la galère des pas logés du tout, vous avez cru de bonne foi que vous alliez contribuer à résoudre le problème des sans abris. Vous devez d’ailleurs être persuadé aujourd’hui que vous aviez raison. On parle de vous au 20 heures et dans les journaux. Vos tentes ringardisent (provisoirement ?)les soirées au profit des Enfoirés ou les passages au Téléthon et les pipoles viennent y chercher en rangs serrés, un brevet d’humanisme. Enfin, le Président, en personne, a ordonné à son Premier ministre de présenter, dans les plus brefs délais, une loi qui ferait cesser le scandale que vous dénoncez.
Pauvres innocents ! Il ne vous est pas venu à l’idée que votre action n’a qu’un seul résultat tangible : permettre de vérifier, une fois de plus et de saisissante façon, l’adage selon lequel l’enfer est pavé de bonnes intentions. Comment peut-on s’imaginer, en effet, que le flot de niaiseries bien pensantes auquel donne lieu votre initiative et qui a de quoi rendre neurasthénique l’individu le mieux armé contre la connerie, sera d’un quelconque secours aux malheureux que vous prétendez aider. En cette fin de législature, l’idée seule d’un texte supplémentaire devrait vous faire prendre conscience de l’inanité de votre entreprise.Etes vous assez coupé du monde réel pour ne pas savoir qu’en cas d’émotion populaire, la nouvelle loi est à la V° République, ce qu’était la commission à la III° et les Calendes grecques au Sénat Romain : le meilleur moyen d’enterrer une affaire gênante ? Ignorez vous à ce point l’histoire politique récente pour ne pas savoir qu’en entassant les ordonnances, arrêtés, décrets ou règlements pondus ces trente dernières années sur le sujet dont vous prétendez vous occuper, on édifierait un monument plus haut que la Tour Montparnasse ?
Mais à ce moment de ma lettre, un doute me saisit. Et si vous étiez moins naïfs qu’il n’y paraît. Pourquoi, par exemple, au lieu d’engager les nantis, vrais ou supposés, à partager pour un soir le sort des miséreux ordinaires n’avoir pas organisé des visites en sens contraire. Je suis sûr que l’effet médiatique aurait été encore plus efficace. Sur la Une, PPD aurait présenté les images des quarante-huit heures passées par Kevin Dupont, jeune chômeur à la rue depuis quatre ans, dans le modeste loft de Capucine Durand, reine du hit parade et chanteuse humanitaire. Pendant ce temps, sur la Deux, Pujadas aurait interviewéMadeleine X et ses deux bambins, expulsés de chez eux depuis six mois et contraints de dormir dans l’antique Clio familiale, après leur week-end de rêve dans la résidence normande et historique de Paul-Edgard Y, financier de talent et amateur d’art moderne,.
On imagine l’effet d’entraînement. Comme à la Libération son juif, chacun aurait voulu exhiber son pauvre et, en deux coups de cuillers à pot, le SDF, reclassé hôte de marque, disparaissait du paysage de nos villes et campagnes. Mais peut-être est-ce, justement, ce qui vous a retenu. Cinéphiles avertis vous avez craint que l’on ne vous rejoue, au naturel cette fois, Boudu sauvé des eaux ou, en langage plus contemporain que vos hôtes d’un soir, prenant votre compassion au sérieux, ne se mette à taper l’incruste et vous imposent leur présence un peu trop longtemps. Voilà pourquoi courageux, mais pas téméraires, ce qui, par parenthèse, ferait douter de la réalité de votre ascendance, vous avez préféré esquiver la difficulté et faire en sorte que chacun reste chez soi : les loquedus sous les tentes et leurs bienfaiteurs occasionnels au chaud dans leurs apparts. Mais laissons ces vilains soupçons et faisons le pari de votre sincérité.
Vous vous dites enfants de Don Quichotte, très bien. Votre grand-père quand il attaquait les moulins à vent ne demandait pas plus aux Cortes qu’au Roi d’Espagne (encore moins à l’alcalde de son village ou au corregidor de la ville voisine) de le faire à sa place. Non, il enfourchait Rossinante, levait sa lance ou, au choix, brandissait son épée et partait lui-même à l’assaut. Que n’imitez-vous son exemple. En matière de logement, le gouvernement actuel a fait de méritoires, quoi qu’encore insuffisants efforts. Les objectifs fixés à l’Agence Nationale de Renouvellement Urbain seront impossibles à atteindre si des financements complémentaires ne sont pas trouvés. Les offices HLM, qui tirent l’essentiel de leurs ressources des loyers versés par leurs locataires, ont vu au cours des trois décennies précédentes, les aides d’Etat se réduire et leurs marges d’action rétrécir en conséquence. De même, il ne suffit pas de vouloir construire pour que les terrains nécessaires se dégagent tout seuls. L’obligation pour toutes les communes d’accueillir 20%de logements sociaux n’est pas respectée par les villes les plus riches. On ne peut pas non plus ignorer qu’il ne suffit pas d’offrir un toit aux plus démunis des exclus pour qu’ils retrouvent la stabilité. D’importants moyens humains qui ne peuvent être payés que par la solidarité nationale, doivent assurer leur accompagnement. Les ressources publiques étant limitées, il faut faire des choix, autrement dit gouverner et, pour cela s’engager dans l’action politique. C’est là où je vous attends.
L’attitude commode qui consiste à interpeller les responsables et à se laver les mains du reste, ne saurait convenir aux héritiers du noble aventurier que fut Don Quichotte. Il vous faut entrer dans l’arène pour lutter contre les égoïsmes de castes ou de classe, les pressions de toutes sortes, les habitudes, les innombrables lobbys, la bureaucratie nationale et européenne et cette viscosité, propre à toutes les sociétés humaines, qui vient souvent à bout des courages les plus déterminés. Ce sont là des adversaires qui valent bien les géants, dragons et enchanteurs qui furent les adversaires de Monsieur votre aïeul. Encore faut-il avoir le courage de les affronter et d’expliquer au peuple lequel, démocratie oblige, est seul en mesure de vous fournir les armes nécessaires (prises, bien sûr, dans l’arsenal législatif), comment vous allez vous y prendre.
Si ce jour arrive, je vous promets, Señoritas et Señoritos, d’enfourcher l’âne le plus proche (de nos jours, il y en a beaucoup et de mieux en mieux bâtés) afin, à l’imitation de mon ancêtre, de vous suivre, en bon et fidèle écuyer. Ainsi pourrai-je, sans doute, ajouter quelques chapitres héroïques à la légende familiale. Dans cet espoir, je souhaite à vos illustrissimes personnes de continuer leur progression dans l’honorable voie de la chevalerie et, comme c’était jadis la coutume, je vous baise les mains (**)
Tranquilito Pança
PCC Chambolle
(*) Le Monde, qui s’y connaît, précise pour ses lecteurs, ignorant la géographie sociale parisienne, que ce lieu est situé au cœur du Boboland.
(**) Ce qui prouve, d’une part que Tranquilito Pança ne craint pas la contagion par contact direct, d’autre part qu’il est persuadé que ceux auxquels il s’adresse ont des mains pouvant, le cas échéant, être mises dans le cambouis.
Ma citation de la semaine :
« Si tu laisses quelquefois plier la verge de justice, que ce ne soit pas sous le poids des cadeaux, mais sous celui de la miséricorde. »
Miguel de CervantèsDon Quichotte - Seconde partie, chapitre XLII
[Première parution en ja,vier 2007]