Par Georges Lane.
Supranationalité ou subsidiarité
Quelques années après les accords de la conférence monétaire internationale de Gênes (1922), Jacques Rueff soulignait l’absence de base doctrinale qui avait amené aux décisions en question.
Et il n’avait pas de mots assez durs pour s’opposer à la tendance de l’époque que le rapport de M. MacMillan mettait au premier plan (cf. ce texte de mai 2011).
Jacques Rueff faisait en effet connaître la voie que des gouvernements d’un certain nombre d’États de pays s’étaient donné sans l’expliquer dans la première grande conférence monétaire inter étatique qui avait vu le jour en 1922, à Gênes. Il précisait la voie en ces mots :
Il constituera, pour ceux qui l’étudieront, dans l’avenir, l’un de ces monuments les plus caractéristiques et, probablement, l’une des étapes essentielles sur la voie des catastrophes que nous sommes en train d’organiser. (Rueff, 1932)
Et, effectivement, les catastrophes se sont succédé depuis lors. Nous en vivons une lancinante aujourd’hui avec ce qui tourne autour de l’euro.
Rueff soulignait alors que « un comité a prolongé l’œuvre de la Conférence de Gènes, en lui donnant la base doctrinale dont elle était dépourvue. » (ibid). Le comité en question était connu sous le nom de Comité MacMillan, du nom de son président, et siégea à Londres en 1930 et 1931. Certes, on ne saurait exagérer l’importance du rapport MacMillan. Mais tous les organismes internationaux qui verront le jour par la suite, sont en conformité avec l’idéologie du Comité MacMillan des années 1930, même si la Banque des règlements internationaux était très légèrement antérieure à la décennie.
Pour sa part, Rueff ne retenait que l’affirmation de principe qui figurait dans l’introduction du texte (p.4), à savoir :
La caractéristique essentielle de notre époque, c’est le développement de la conscience que nous avons prise de nous-mêmes. Tant en ce qui concerne nos institutions financières que nos institutions politiques et sociales, nous pourrions bien avoir atteint le stade où un régime d’organisation consciente devrait succéder à l’ère des évolutions spontanées…
Nous sommes à la croisée des chemins et le futur dépend de notre choix. (ibid.)
Et Rueff de conclure :
Je ne suis pas d’accord avec cette conclusion […] Le problème de l’économie organisée, c’est le problème des vagues de la mer. Nous connaissons les forces qui les déterminent, nous concevons les conditions auxquelles la solution du problème doit satisfaire, nous pouvons même la mettre en équation ; mais, quant à la résoudre, nous n’y saurions songer.
Bien plus même, en astronomie, le problème des trois corps est à peine résolu. Pour des astres plus nombreux, nous ne pouvons que recourir à des formules d’approximation, dont la solution imparfaite exige des calculs extrêmement pénibles.
Et pourtant chaque soir, dans le ciel, toutes les planètes, tous les soleils, toutes les étoiles trouvent sans hésitation le chemin qui leur est assigné et résolvent, en se jouant l’équation aux milles inconnues, dont notre esprit jamais ne pourra approcher. (ibid.)
En d’autres termes, Rueff refusait l’idée, alors « en démarrage », en particulier en France, qu’un régime d’organisation consciente pût succéder à l’ère des évolutions spontanées… Mais l’idée va se développer jusqu’à aujourd’hui inclus, en particulier dans la zone de l’euro.
Soit dit en passant, de ce point de vue, Rueff est en parfaite harmonie avec les économistes que les historiens de la pensée économique dénomment « autrichiens », au nombre desquels se trouvent les « hayekiens ». La base doctrinale des économistes « franco-autrichiens » est qu’il est vain de vouloir organiser les phénomènes monétaires qui sont des phénomènes naturels, à commencer par le change.
Quatre vingt dix ans plus tard, le président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, démontre dans une conférence récente, du 9 octobre dernier, intitulée « L’Europe en quête d’une « union plus parfaite »« , que tout a empiré et qu’il n’hésite pas lui-même à y apporter sa pièce lorsqu’il écrit : « […] alors qu’une zone de libre-échange peut être gérée à travers la coopération intergouvernementale, un marché unique nécessite une organisation supranationale. »
Depuis, au moins la décennie 1930, il y a les économistes socialistes et les économistes libéraux. Les socialistes sont passés du rêve de l’inter-gouvernementalité à celui de toutes les formes de supranationalité qu’ils peuvent imaginer, les libéraux s’opposent à tout ce qui se moque du principe de subsidiarité et qui est au cœur des absurdités précédentes.
Innovation ou réglementation
Dans le texte, M. Draghi a fait passer l’opinion que :
[…] Pour comprendre l’Union européenne et la zone euro, il est essentiel de saisir la nuance entre zone de libre-échange et véritable marché unique.
Une zone de libre-échange est un accord partiel et réversible, à l’inverse du marché unique, qui y est synonyme d’union universelle et permanente. Cette distinction a des implications fondamentales.
Un marché unique étant universel et permanent, les gouvernements et les parlements renoncent par principe et par traité au droit de réinstaurer des contrôles aux frontières. Aussi, contrairement à ce qui est le cas dans une zone de libre-échange, ils ne peuvent agir seuls pour protéger leur population contre une concurrence étrangère déloyale ou illégale.
Quoi qu’il en soit, pour qu’un marché fonctionne, il est crucial que de tels fondements existent au niveau politique. Un marché libre est inconcevable sans éléments de droit aussi fondamentaux que la protection des droits de propriété et l’exécution des contrats1.
[…] Dans les jours sombres de la crise, de nombreux commentateurs, de ce côté de l’Atlantique, étaient convaincus que la zone euro ne résisterait pas. Ils se sont trompés dans leur perception macroéconomique à moyen terme. La zone euro a créé 600 000 emplois de plus que les États-Unis depuis 1999. Et, si le taux de chômage a progressé davantage dans la zone euro qu’aux États-Unis pendant la crise, le taux d’emploi a baissé plus nettement aux États-Unis, ce qui rend difficile une comparaison des chiffres.
Mais ils ont commis une erreur plus fondamentale encore en sous-estimant l’ampleur de l’engagement des Européens en faveur de l’euro. Ils ont considéré, à tort, que l’euro était un simple régime de change fixe, alors qu’il s’agit d’une monnaie unique irréversible. Irréversible, car elle est née de l’engagement des nations européennes vers plus d’intégration, un engagement qui, comme l’a souligné le comité Nobel l’année dernière, puise ses racines dans la volonté de paix, de sécurité et de dépassement des différences nationales.
Quels sont les éléments à retenir ?
Des éléments péremptoires, sans fondement, tenus par M. Draghi et qu’il serait bien en peine d’expliquer à qui le lui demanderait. De fait, ils sont nuls et non avenus. Qu’un économiste ose les tenir à des étudiants est pour le moins surprenant, sauf à vouloir les conditionner ou bien à les inciter à s’opposer au discours… c’est mon cas. Je retiendrai de ce qu’a dit M. Draghi la proposition selon quoi les réglementations dont il parle – le marché unique et l’euro, monnaie unique – sont irréversibles.
La réglementation n’est pas irréversible, seule l’est l’innovation. Malgré ce que beaucoup disent, l’innovation ne tombe pas du ciel, mais des connaissances acquises par les êtres humains. Et, en dépit des obstacles qu’elle doit surmonter, en particulier, des propos absurdes de ceux qui se présentent comme des « dirigeants », elle arrive à émerger. Aussi coûteuse soit-elle rendue par la réglementation, l’innovation s’impose un beau jour.
À l’opposé, quelle qu’elle soit, toute réglementation est vouée à disparaître, même si une autre la remplacera un temps… pour être abandonnée, et ainsi de suite. Les bureaucrates peuvent bien sûr s’efforcer, chacun, de convaincre du contraire, par exemple que « la réglementation est une innovation », mais la réalité observable la plus simple ne cesse de leur démontrer le contraire.
Sont ainsi fausses les quatre propositions suivantes que j’ai relevé dans le texte de M. Draghi :
- une zone de libre-échange est un arrangement partiel et réversible,
- un marché unique, en revanche, est une union universelle et permanente,
- ils ont pris l’euro pour un régime de taux de change fixes, alors qu’en fait il s’agit d’une monnaie unique irréversible,
- et elle est irréversible parce qu’elle est née de l’engagement des pays européens à une intégration plus étroite.
Contrairement à ce que dit M. Draghi, la réglementation n’est pas irréversible, il suffit de lire l’histoire pour s’en convaincre. L’innovation est irréversible et se traduit pas une diminution permanente des coûts d’opportunité. La réglementation retarde l’innovation et aggrave les coûts que cette dernière doit réduire. Il arrive que l’innovation procède de la réglementation.
Reste la zone de libre échange que M. Draghi considère « partielle » et « réversible » alors qu’il devrait se rendre compte que le processus concurrentiel de marché qu’elle délimite est une procédure de découverte ?
Que n’a-t-il quelques connaissances de droit naturel qui devraient l’amener à voir que la réglementation est le mauvais génie de la liberté. Il est certain qu’il n’a jamais lu le beau livre de Friedrich von Hayek intitulé Droit, législation et liberté.
Il semble en rester aux propos de son PhD qui mettaient de côté les règles de droit – comme si celles-ci n’avaient aucune espèce d’importance économique (cf. le texte) – et qui acceptaient les réglementations malgré ce qu’en disait, au même moment, par exemple, I. Kirzner (dans ce texte).
M. Draghi serait-il un économiste perdu ? Où ces bureaucrates veulent-ils en arriver ?
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Sur le web.
- Il existe une littérature abondante sur l’évolution du marché et la protection des droits de propriété et de la règle de droit. Par exemple, dans un environnement où les droits de propriété sont bien définis et protégés, l’activité des entreprises est axée sur l’innovation et non sur la prédation des concurrents. À ce titre, l’une des premières références est W. J. Baumol (1990) : « Entrepreneurship: Productive, unproductive, and destructive », Journal of Political Economy, 98, 5, p. 893-921. ↩