Vous ne voyez rien dans ce que vous regardez. Ou, plutôt, dans ce que vous voyez, vous ne voyez pas ce que vous regardez, ce pour quoi, dans l'attente de quoi vous regardez : l'invisible venu dans la vision.
Daniel ARASSE
On n'y voit rien
Paris, Denoël, Folio Essais n° 147, 2009,
p. 55
Lettre ouverte aux visiteurs d'ÉgyptoMusée ...
Voici deux semaines, vous n'eûtes de regards, vous n'eûtes de compassion, vous n'eûtes assez de termes aimables que pour mes compagnes de Kom ed-Dara, meunières de leur état ; et pas un mot - ou presque - pour le manouvrier que je fus, pour la position qui fut également mienne à l'ouvrage, guère plus agréable que la leur, guère plus propice, convenez-en, à mon dos cassé par la récurrence des gestes quotidiens.
Et moi, et moi, et moi ?
Je figurais pourtant aussi comme elles au sommet de cette vitrine 6 de la salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre.
Comme elles, j'avais aussi été un laborieux. Comme elles, je devins aussi "image vivante", - d'un brasseur, pour ce qui me concerne -, immortalisé un jour dans la pierre calcaire quelque peu sableuse par un artiste de la VIème dynastie ou, au plus tard, du début de la Première Période intermédiaire, aux fins d'assurer à son commanditaire, mon maître en l'occurrence, une pérennité de jarres de bière pour son avenir post-mortem.
Le fort gaillard que je fus ma vie durant au service de ce fonctionnaire aisé, pétrissant, malaxant pour obtenir ce breuvage qu'à l'instar de tout Égyptien d'alors il aimait tant, se vit réduit à une statuette de 13 centimètres de haut, 6 de large et 9,3 de long.
(© Louvre - G. Poncet)
Mon nom fut irrémédiablement oublié ; j'allais devenir E 25212 pour l'éternité !
Il me faut toutefois reconnaître que pour ainsi me représenter, ce sculpteur m'a remarquablement bien observé :à la différence de mes compagnes agenouillées, chaque jour que je dus accomplir ma tâche, je me tenais debout, jambes tendues, le haut du corps penché au-dessus d'une sorte de large jarrelégèrement évasée en sa partie supérieure, donnant l'impression que mes avant-bras et mes mains étaient happés de l'intérieur.
En réalité, je brassais la bière : dans un tamis de vannerie claire posé sur ce grand récipient en terre cuite peinte,je pétrissais grains et dattes, de manière qu'en définitive, ainsi filtré, ce mélange de macération qui produirait la boisson alcoolisée tant attendue puisse tomber au fond, et fermenter.
L'artiste qui réalisa les deux figurines de meunières que vous avez tant admirées la semaine dernière a, me concernant, adopté la même philosophie conceptuelle : seuls à ses yeux, nos gestes, notre position comptèrent pour témoigner de nos activités respectives.
Point il ne crut nécessaire d'affiner les traits de nos visages qu'il préféra plats, schématiques : la couleur ocre rouge dont il peignit le mien et qu'il reporta sur mes jambes lui suffit pour indiquer ma masculinité.
Je précise tout de go qu'à mon époque, cette teinte sombre de ma peau ne recelait aucune connotation négative comme cela sera le cas, par exemple, au Moyen Âge chrétien où, le roux des cheveux, - que je n'avais pas ! - et elles furent le signe appuyé d'une nature mauvaise, voire hors normes sociales.
Me concernant, aucun reproche à m'adresser : j'ai toujours bien accompli les devoirs de ma tâche, j'ai toujours obtempéré aux injonctions de mon maître, je n'ai jamais fait le mal ; bref, cette petite "déclaration d'innocence", je vous l'adresse pour vous notifier que j'ai vécu respectueux de la Maât.
Seuls "détails" de mon faciès auxquels le sculpteur consentit : deux petites cavités rehaussées de noir signifiant mes yeux et un léger ressaut dans la pierre indiquant mon nez.
La queue de cheval s'éployant dans le dos exceptée, il m'affubla du même type de coiffure que mes consoeurs. Et c'est une ceinture analogue à la leur qu'il dessina pour maintenir mon pagne blanc au niveau de la taille.
Pas de fioritures inutiles !
J'oubliais : il dota également ma figurine de larges épaules, moins pour m'identifier en tant qu'homme, je présume, - car de mes muscles, de mes omoplates, de ma colonne vertébrale ou du galbe de mon séant, il n'eut cure ! -, que pour tenter de faire comprendre que tous trois, quel que soit notre sexe, étions les parangons notoires d'incessants travailleurs.
Et pour aviser qu'à l'encontre de celles et ceux qui, aux dynasties précédentes, s'affairaient à même le sol, il nous installa "confortablement" sur un socle quadrangulaire dont il avait arrondi les angles.
Deux différences néanmoins, dont je ne m'explique pas la raison, mais y en a-t-il une en fait, et serait-elle importante ? : c'est par des lignes noires qu'il sépara mes orteils, alors qu'il avait préféré des rouges pour délimiter ceux de mes compagnes. Pourtant, je ne sache pas que pour les belles de ces temps anciens, la mode préconisait déjà d'arborer des ongles peints ...
Seconde divergence, cette fois par rapport à la majorité de mes confrères brasseurs : il n'a pas cru bon de me représenter les genoux fléchis ! Pourtant, je vous assure que cette position, souvent, nous permettait de minorer le poids de notre corps sur nos avant-bras, pression qui eût fini par ralentir nos mouvements de malaxation.
M'est-il enfin besoin d'à nouveau préciser que nos trois statuettes ici rassemblées, différents propriétaires les avaient souhaitées pour les accompagner dans l'Au-delà.
En effet, et selon les croyances de cette époque révolue, en tant qu'images vivantes de ce que nous avions été ici-bas, nous leur assurerions par notre seule présence ce viatique essentiel pour leur survie éternelle : le pain et la bière.
Au terme de cette lettre ouverte à vous destinée, amis visiteurs d'ÉgyptoMusée, dans laquelle je me suis longuement confié, je n'ai qu'un seul désir - en parfait accord avec l'incipit de Daniel Arasse qui la précédait - : vous convaincre que nous tous, tâcherons au quotidien présents dans cette vitrine 6 de la salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, méritons de votre part un regard autre que simplement de passage, un regard autre que résolument indifférent ... ; méritons d'être pour vous l'invisible venu dans la vision ...
Puissé-je y avoir réussi.
A bientôt,
E 25212
(Pastoureau : 2011, 94 ; Vercoutter : 1981, 84-5 ; Ziegler : 1997, 2461-8)