(Dossier : Lire le monde en chrétien) La sacra doctrina ou l’interprétation du monde au prisme de l’amour

Par Tchekfou @Vivien_hoch

 Si le monde est créé par un Dieu bon et parfait, comme le confessent les chrétiens, il devrait convenir parfaitement à l’homme. Pourtant, peu en conviendront. Le mal et l’obscurité règnent encore par trop dans un monde qui est pourtant, nous disent les chrétiens, sauvé par le sacrifice du Christ. Dans le concert des voix qui s’élèvent, indignées, contre l’apparente incohérence du monde, le chrétien joue un rôle capital. Du milieu du monde, il montre les signes de sa bonté (fonction phénoménologique) et laisse une force en lui les interpréter au prisme de la grâce (fonction herméneutique). Telle est sa lecture du monde, envers et contre les ténèbres du mal ; telle est sa lumière qui brille et qui fait briller, et qui a pour nom sacra Doctrina. 

Crédits photo : Vivien Hoch

Depuis les premiers Pères, la sacra doctrina assure une fonction critique envers la philosophie. Car la philosophie est critique, mais ne s’auto-critique pas, sinon par détour (à travers la logique, les sciences sociales et autres vis-à-vis). Jean-Luc Marion répète à profit que toute hérésie n’est finalement qu’une bonne philosophie poussée au bout, poussée à bout, une philosophie devenue folle, parce que se déclarant auto-suffisante et ne voyant plus qu’au prisme de ce qu’elle a posé d’elle-même. La sagesse des hommes est folie, et la folie des hommes est sagesse dit l’Apôtre des nations : « ἡμεῖς δὲ κηρύσσομεν Χριστὸν ἐσταυρωμένον, Ἰουδαίοις μὲν σκάνδαλον, ἔθνεσιν δὲ μωρίαν » (I Cor. 1, 23). Combien a-t-on déjà remarqué que le philosophe, enfermé dans son regard fini, cherche des yeux une libération qui lui vienne «du haut» (révélation des mystères) et une assurance qui lui vienne «du bas» (adéquation avec les choses mêmes) ? Seule la sacra doctrina vient à la fois d’en bas et d’en haut, du fondement divin des choses et d’un horizon, le ciel, qui la détermine par le haut, et que le regard ne peut pénétrer. Ni théologie, ni philosophie, elle est plutôt l’effet de la sagesse divine en nous qui organise la rencontre du ciel et de la terre : elle seule peut donc passer la philosophie au tamis d’une interprétation qui l’expose à l’altérité radicale d’une rationalité strictement différente.

Manifester le ciel sur la terre

L’office du sage, tel que le comprend saint Thomas d’Aquin, est en tension perpétuelle entre le ciel et la terre. Il consiste à ramener la terre au ciel tout en manifestant le ciel sur la terre. Sans toutefois déployer un discours métaphysique ou théologique, enfermant et englobant dans un discours rationel les mystères du monde. La contemporanéité ne nous a que trop appris que la rationalité métaphysique poussée dans ses limites aboutie à la déshumanisation de l’homme, et à l’humanisation de Dieu. Aussi la sacra doctrina ne consiste ni à justifier a priori les grands événements de l’histoire théologique du monde, ni à expliquer la nature humaine par elle-même. Il consiste à assumer et à donner à voir les raisons de voir du sens dans les événements historiques et théologiques du monde : ce sont les raisons de convenance (de l’Incarnation, de la rédemption, de la création du monde, etc.), mais aussi à trouver le sens de notre existence sur terre : déceler au plus profond de l’homme la convenance (convenentia ou coaptatio) entre le monde dans lequel il est jeté et la manière dont il s’y meut ; cette exposition au monde, lorsqu’elle est convenable, est amour. Parmi le flux perpétuel de choses qui nous affectent, lorsque l’une d’entre elle s’avance comme aimée, c’est en raison d’une convenance entre elle et nous (Commentaire des Sentences, III d. 27 q. 1 a. 1). Une convenance qui n’est pas posée a priori, telle une harmonie préétablie, mais une convenance qui se créé parce que notre corps et notre âme sont volontairement disposés à aimer par une attention aux choses elles-mêmes, qui recèlent toutes en elles une raison d’amabilité.

La sacra doctrina : une fonction pédagagique et phénoménologique

C’est pourquoi la sacra doctrina a d’abord et avant tout une fonction pédagogique : elle éduque le regard à bien voir, et donc, in fine, à aimer. Cependant, ce qui relève de la sacra doctrina ne peut se manifester que de manière inouïe, c’est-à-dire en dehors des conditions que pose l’entendement, derrière l’apparence première et banale des choses. Passer de l’apparence à l’être qui se dissimule derrière requiert une conversion. Le regard métamorphosé par la sacra doctrina, le sage ne voit différemment ; il y a un « avant » et un « après », et entre les deux une conversion. Tout comme Heidegger dit de Husserl qu’« il lui a implanté des yeux », la philosophie peut dire de la Sacra doctrina qu’elle lui a implanté des yeux. La phénoménologie, qui est aussi une conversion de notre regard sur le monde, constitue le grain à moudre de notre vision du monde infusée par la grâce parce qu’elle laisse les choses se manifester avant même que d’appliquer sur elles des déterminations de l’extérieur d’elles-mêmes. Nous l’avons dit : la sacra doctrina a trait aussi au fondement même des choses, au lieu même où elles se manifestent. Les phénoménologues français comme Michel Henry et Jean-Luc Marion n’ont pas manqué de remarquer que les termes clefs de la phénoménologie sont ceux de la théologie – manifestation, révélation, phénomène, irruption. Ce voisinage n’est pas fortuit. Il montre à quel point interpréter le monde demande de pouvoir le voir. L’homme est empêché, dans son état présent, de considérer entièrement et lucidement les effets spirituels parce qu’il est tiraillé par les objets sensibles qui l’assiègent (Somme de théologie, Ia, qu. 94, art. 1, resp.).

La sacra doctrina assume cette fonction phénoménologique. Elle fait voir, éduque notre regard et lui apprend à voir à travers et au-delà de l’apparence des choses, leur être même. Plus encore, la sacra doctrina est aussi herméneutique : elle interprète le monde au prisme de la grâce, en infusant en l’homme de quoi le relever de ses errances, afin de lui donner une clef d’interprétation juste des choses. Car il ne suffit pas de voir, il faut aussi interpréter. Elle permet en effet à celui qui la pratique de regarder les choses non d’un point de vue absolu, en dehors de tout contexte et de toute histoire, ni même de voir les choses telles qu’elles sont – du moins pour le moment – mais de les voir comme bonnes, dans leur lien de dépendance au créateur. L’herméneutique du monde de la sacra doctrina est une herméneutique sub ratione boni, sous la raison de bien. Il n’est nullement question d’affirmer que toutes les choses du monde sont bonnes, ni même que le mal n’existe pas, mais que nous séjournons dans un paradis que nous ne savons pas voir par nous-mêmes et que nous nous efforçons, par la charité et toutes les autres vertus infuses, à voir comme Dieu les voit.

Voir comme Dieu voit, c’est porter un regard d’amour sur la création, et interpréter le monde en fonction de l’amour qu’on lui porte et qui le porte. « Deus omnia existentia amat. Nam omnia existentia, inquantum sunt, bona sunt – Dieu aime tout ce qui existe ; car tout ce qui existe, en tant qu’il existe, est bon » (Iª q. 20 a. 2 co.), s’il devait y avoir une « métaphysique » ou une « ontologie » thomasienne, elle trouverait ici son principe. Il ne faut pas comprendre que Dieu aime les choses parce qu’elles sont aimables, mais bien que son amour les rends aimables : « amor Dei est infundens et creans bonitatem in rebus – l’amour de Dieu infuse et crée la bonté dans les choses » ; analogiquement, l’amour de charité est amour de Dieu, amour comme Dieu, par Dieu et en Dieu. Par suite, aimer, c’est en quelque sorte prolonger le geste créateur, et se faire co-créateur. Ce que nous créons, ce sont des signes et des symboles qui permettent de configurer l’existence commune des personne et la tourner vers le Bien commun, à partir duquel se diffuse tous les biens personnels. Porter un regard de charité sur le monde, interpréter correctement ce qui est ainsi vu et prolonger cette interprétation dans une construction commune, voilà le rôle de la sacra doctrina.

La sacra doctrina construit un monde habitable

La sacra doctrina est le nom de cette science interprétative et contemplative qui assure, s’assure et rassure du bien dans le monde, parce qu’elle y cherche et y discerne l’action divine qui rend toutes choses convenables, donc aimables. Plus encore, il s’agit d’en vivre. Comme dans le cas de l’Ecriture, d’une adresse à Dieu plutôt que d’un discours sur Dieu, qui relève plus de l’ordre théologal que de l’ordre théologique. Il s’agit plus de vivre de Dieu que de parler de Dieu. Il s’agit d’être plus et d’être mieux que celui qui ne voit pas ce qui se manifeste en-deçà et au-delà de ce qui se montre à voir dans la banalité du quotidien, l’apparence. Lire le monde en chrétien, c’est interpréter les signes et les événements du quotidien sous leur aspect de biens donnés en abondance pour y déceler le divin, toujours présent en toutes choses, toujours en attente d’être vu et remarqué, que nous cherchons du regard sans le savoir. Dieu est partout, la justice de l’homme nulle part, mais la conjugaison des deux construit un monde habitable, infusé par ce qui le dépasse et le fonde ; c’est à la sacra doctrina d’organiser cette rencontre. La rencontre – coup de foudre – entre la créature et son créateur produit un être qui aime inlassablement d’un amour infini : le chrétien. Dès lors, porté par cette relation intime, il se fait un devoir de rappeler le monde à son bien, afin que tous puisse enfin l’aimer, malgré tout.

© Vivien Hoch, pour Itinerarium

Dossier “Lire le monde en chrétien” :

D. Depaix, Vivre et vaincre pour le salut sur les décombres de l’histoire

M. R., Un saint esprit critique. Principes pour une évaluation catholique du monde

S. Arguillère, Le livre du monde, se corrompant dans un « je ne sais quoi qui n’a de nom dans aucune langue »

V. Hoch, La Sacra doctrina ou l’interprétation du monde au prisme de l’amour.