Voici, plus en détail, quelques sculpteurs essentiels du XXe siècle. Avec pour commencer, à tout seigneur tout honneur, l’immense Constantin Brancusi.
Constantin Brancusi
Constantin Brâncuși est né en Roumanie en 1876, dans un petit village d’Olténie aux pieds des Carpates, au sein d’un monde rural et archaïque. Très jeune il quitte son village natal et, en 1894, entre à l’Ecole des arts et métiers de Craïova où il est admis l’année suivante dans l’atelier de sculpture puis dans celui de sculpture sur bois. En 1898, il entre à l’Ecole des Beaux-arts de Bucarest. En 1904, il traverse une partie de l’Europe pour rejoindre Munich, où il s’arrête quelque temps à la Kunstakademie, avant d’arriver à Paris le 14 juillet .
Dès son arrivée à Paris, il poursuit sa formation à l’Ecole des Beaux-arts dans l’atelier d’un sculpteur académique reconnu : Antonin Mercié. En 1906-1907, diplômé des beaux-arts, il expose au Salon d’Automne. Auguste Rodin, président du jury, remarque son travail et lui propose de devenir metteur au point dans son atelier. A cette époque Rodin jouit d’une reconnaissance internationale et près de cinquante assistants travaillent pour lui.
Un mois dans l’atelier de Rodin lui suffit pour estimer qu’« il ne pousse rien à l’ombre des grands arbres ». Suit une période difficile pour définir son propre engagement d’artiste : « Ce furent les années les plus dures, les années de recherche, les années où je devais trouver mon chemin propre ».
Une profonde différence dans leur relation au monde sépare les deux sculpteurs. Rodin est un créateur au sens démiurgique du terme. Il impose au chaos de la matière, c’est-à-dire à la terre qu’il modèle, une forme. La taille directe dans la pierre ou le bois ne l’intéresse pas (elle n’est même plus enseignée au sein des académies). Des assistants réalisent en marbre ou en bronze ce qui a été créé en terre ou en plâtre par l’artiste.
Brancusi, quant à lui, est issu d’une tradition millénaire de la taille du bois. Pour le sculpteur, « c’est la texture même du matériau qui commande le thème et la forme qui doivent tous deux sortir de la matière et non lui être imposés de l’extérieur ». C’est une différence essentielle avec Rodin, car Brancusi ne se présente pas comme un créateur mais comme un intercesseur capable de révéler au sein du matériau qu’il utilise « l’essence cosmique de la matière ». Dans le choix préalable de son bloc de pierre ou de bois, Brancusi perçoit par avance, dans la spécificité du matériau, la présence de la sculpture.
Après avoir découvert les thèmes majeurs de son œuvre entre 1909 et 1925 (Le Baiser, L’Oiseau, La Colonne sans fin, Les Coqs…), Brancusi ne fera que les reprendre inlassablement, souvent avec d’infimes variations.
Au sein de la modernité en train de se constituer, les mouvements d’avant-garde ont peu d’influence sur son travail. Il est davantage intéressé par les bois sculptés de Gauguin, qu’il voit dans la rétrospective consacrée à l’artiste en 1906 au Salon d’automne à Paris. En réalité, il ne rencontre pas vraiment de modèle dans la sculpture occidentale et, comme le font nombre d’artistes de son époque, il s’intéresse à d’autres civilisations, celles de l’Asie et de l’Afrique, présentes dans les collections du Musée Guimet, du Musée du Louvre ou du Musée d’ethnographie du Trocadéro. Les références à un art archaïque lui permettent d’extraire son œuvre des contingences des styles propres à son époque, et d’inscrire ses sculptures dans une dimension plus universelle.
L’atelier
Depuis l’unique atelier du 8 impasse Ronsin, jusqu’à l’ensemble des ateliers du numéro 11 tels qu’ils ont été légués par l’artiste avant sa mort, Brancusi a accordé une importance capitale à la relation de ses sculptures avec l’espace qui les contient. Dès les années dix, en disposant des sculptures dans une étroite relation spatiale, il crée au sein de l’atelier des œuvres nouvelles qu’il nomme groupes mobiles, signifiant ainsi l’importance du lien des œuvres entre elles et les possibilités de mobilité de chacune au sein de l’ensemble.
A partir des années vingt, l’atelier devient le lieu de présentation de son travail et une œuvre d’art à part entière, un corps constitué de cellules qui se génèrent les unes les autres. Cette expérience du regard à l’intérieur de l’atelier vers chacune des sculptures pour constituer un ensemble de relations spatiales conduit Brancusi à remanier quotidiennement leur place pour parvenir à l’unité qui lui parait la plus juste.
A la fin de sa vie, Brancusi ne produit plus de sculptures pour se concentrer sur leur seule relation au sein de l’atelier. Cette proximité devient si essentielle, que l’artiste ne souhaite plus exposer et, quand il vend une œuvre, il la remplace par son tirage en plâtre pour ne pas perdre l’unité de l’ensemble.
Le rôle du socle
Les photographies prises au sein de l’atelier montrent que les socles n’étaient pas assignés à telle ou telle sculpture, mais déplacés d’une sculpture à une autre, au rythme des relations entre les œuvres que l’artiste modifiait presque quotidiennement. De fait, le socle ne se présente pas comme un support, il est un élément à part entière. Brancusi peut même les considérer comme des œuvres : en 1926, lors d’une exposition à la Brummer Gallery de New York, il en expose cinq, isolés, sans leur superposer de sculpture.
Pourtant, il est possible de repérer des différences formelles, distinction faite par Brancusi lui-même, qui donne aux sculptures une dimension symbolique liée à l’animal ou à l’humain, et aux socles une dimension symbolique plus universelle, inspirée des rythmes et des formes de la nature. En même temps, aucune séparation n’apparaît et un même paramètre les réunit : la verticalité.
Le socle, avec ses formes simples et abstraites qui se répètent, prolonge une énergie venue de la terre. Avec La Colonne sans fin, socle et sculpture fusionnent et se mêlent intimement.
L’influence de Brancusi
Lorsque Brancusi affirme : « Ce n’est pas la forme extérieure qui est réelle, mais l’essence des choses. Partant de cette vérité, il est impossible à quiconque d’exprimer quelque chose de réel en imitant la surface des choses », il est profondément ancré dans une pensée qui structure tout l’art du XXe siècle, depuis Kandinsky, Mondrian ou Malevitch, jusqu’à Yves Klein, Richard Serra ou les artistes minimalistes américains des années soixante (Carl Andre, dans sa sculpture intitulée 144 Tin Square, composée de 144 carrés d’étain de même dimension disposés au sol pour former un carré, dira n’avoir fait que mettre à plat La Colonne sans fin de Brancusi).
La sérialité potentiellement infinie des Colonnes et l’importance que Brancusi accorde à la perception de l’espace dans lequel ses œuvres s’inscrivent définiront une grande partie de la sculpture contemporaine à partir des années cinquante.