Je rêvais d’être ma propre cause et ma propre fin: je pensais à présent que la littérature me permettait de réaliser ce voeu. Elle m’assurerait une immortalité qui compenserait l’éternité perdue; il n’y avait plus de Dieu pour m’aimer, mais je brûlerais dans des millions de coeurs. En écrivant une oeuvre nourrie de mon histoire, je me créerais moi-même à neuf et je justifierais mon existence. En même temps, je servirais l’humanité: quel plus beau cadeau lui faire que des livres? Je m’intéresserais à la fois à moi et aux autres; j’acceptais mon ‘incarnation’ mais je ne voulais pas renoncer à l’universel: ce projet conciliait tout; il flattait toutes les aspirations qui s’étaient développées en moi au cours de ces quinze années.
Avant même d’avoir rien lu d’elle Simone de Beauvoir me fascinait. Je ne me l’explique pas puisque ses oeuvres ne sont pas étudiées au lycée mais j’avais déjà ce livre dans ma bibliothèque au moment où j’entreprenais la lecture du Deuxième Sexe, découverte cruciale dans ma vie. Le récent film sur Violette Leduc (Violette) nous donne à voir une Simone de Beauvoir mécène, amie des lettres et ma curiosité s’en est trouvée renforcée.
Pourtant, ces Mémoires d’une jeune fille rangée me rebutaient. Déjà à cause du titre : "jeune fille rangée" m’a toujours évoqué un récit d’une platitude navrante qui nous donnerait à regarder un auteur se regardant lui-même, les yeux humides. Depuis Enfance de Nathalie Sarraute – que je n’ai jamais achevé- je suis méfiante à l’égard des autobiographies. Il est extrêmement difficile de raconter sa propre vie avec objectivité d’abord et honnêteté ensuite, raisons pour lesquelles je pressens l’étroite frontière qui sépare le récit authentique d’une réinterprétation a postériori des faits. D’ailleurs ceux qui tiennent un journal connaissent bien ce problème : la vérité n’est que celle qu’on choisit de mentionner. Adieu toutes ces choses passées sous silence.
Malgré ces réticences cette lecture reste une très belle découverte que je vous recommande chaudement pour ces quelques raisons :
D’abord parce que ce livre à mi chemin entre le roman et la biographie est un véritable témoignage historique. J’ai plus d’une fois du faire l’effort de replacer l’oeuvre dans son contexte (Simone a 10 ans lorsque la première guerre mondiale prend fin) pour cesser de m’étonner des us et coutumes décrits dans le livre. En ce temps-là il n’est pas correct de sortir sans chapeau, de fréquenter les cafés, d’être seule avec un garçon et de ne pas se marier. C’est un vrai choc d’imaginer quelle aurait été ma propre jeunesse quelques décennies en arrière. La foi aveugle et dévouée, qui justifie et valorise la souffrance, dans laquelle sont systématiquement élevés les enfants, la dévotion à la famille, entité toute-puissante qui fait et défait les destins de ses membres, la vocation au mariage qui se substitue à toute notion d’épanouissement personnel chez les filles. Les mariages arrangés, les dots, les intérêts de la bourgeoisie, enfin, sont autant de motifs de stupeur.
Il est par ailleurs extrêmement intéressant de pouvoir se pencher sur l’évolution intérieure que connaît Simone de Beauvoir durant les années formatrices de son adolescence. Ce qu’elle nous offre là est pratiquement une expérience méta littéraire : nous regardons naître dans son esprit les futures oeuvres qui ne sont encore que de minuscules graines prometteuses. Dans ce documentaire (dans lequel elle revient sur les lieux du livre également) elle explique d’ailleurs qu’au moment-même où elle vivait les choses, Simone de Beauvoir les imaginait déjà sous l’angle de la future oeuvre qui viendrait les compiler : ce projet de biographie est au coeur-même de la jeunesse de l’auteur qui nous avoue avoir écrit ses oeuvres antérieures pour se faire connaître du public et se voir légitimer dans la rédaction de sa propre biographie. On y trouve l’envers du décor, cette lente mutation de la petite fille qui, toute pétrie des dogmes chrétiens et bourgeois, écrira un jour pour dénoncer le sort que la société réserve aux femmes.
Ce roman, vibrant de l’espoir violent de la jeunesse, est par ailleurs un bel hommage rendu à toutes les figures marquantes qui ont croisé le chemin de l’auteur et à travers lequel elle leur rend hommage, en rendant à chacun l’influence qu’il aura eu sur elle.
C’est une oeuvre extrêmement inspirante, pleine de désillusions mais aussi de confiance , qui révèle avec éclat les trésors de patience, de persévérance, d’abnégation de soi qui ont été déployés par l’auteur dès sa tendre jeunesse et qui justifient si besoin en était, le succès qu’elle a connu.