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Note : 4/5
Un travelling le long d’une rue parisienne, l’orage qui tonne, la musique d’Alexandre Desplat, et nous voilà qui entrons, littéralement, au théâtre. Un théâtre minable, dans lequel se tiennent les auditions pour une adaptation de La Vénus à la fourrure, le sulfureux roman de Sacher-Masoch. En une très courte présentation, Polanski pénètre dans le monde de la re-présentation. On n’est pas surpris de voir un cinéaste si rompu à l’exercice du huis-clos réussir, une nouvelle fois, à tenir un récit aussi contraignant, où les unités de temps, de lieu et d’action s’ajoutent à celles, classiques, du théâtre qu’il explore. Imbrication, interchangeabilité, confusion sont d’ailleurs les maîtres mots d’un film qui interroge le contrat théâtral comme le contrat masochiste.
Malgré le huis-clos, le monde extérieur (au théâtre et au film) s’insinue dans l’univers fermé de La Vénus à la fourrure. Dans le récit, Thomas (Mathieu Amalric) a écrit une adaptation théâtrale de l’œuvre romanesque – mais suintant le théâtre – de Sacher-Masoch. Polanski, lui, adapte au cinéma une pièce de Broadway, elle-même inspirée de Sacher-Masoch. Les parallèles de ce genre, entre théâtre et cinéma, mais aussi, on le verra, entre jeu et réalité, touchent même le casting. Dans l’ouvrage de Sacher-Masoch, le personnage de Wanda est une projection de la femme de l’auteur. Dans le film, il est incarné par Emmanuelle Seigner, épouse du réalisateur franco-polonais, tandis qu’Amalric, grimé, ressemble à s’y méprendre au jeune Polanski.
Les niveaux d’adaptation conduisent à un règne permanent et jouissif de la confusion. Souvent prononcé, le terme "ambigu" s’avère extrêmement révélateur de la dynamique très efficace du scénario. On reste ainsi indécis sur un nombre important d’éléments du récit, mais cette indécision n’est pas préjudiciable. Thomas semble souvent perdu, mais s’abandonne progressivement pour accepter la confusion : il passe d’un rôle à l’autre (adaptateur, metteur en scène, comédien, et même patient sur le divan du psychanalyste) ou se perd dans les différentes strates de la situation dramatique (Wanda s’adresse-t-elle à mon personnage ou à moi-même ? Qui, de "Séverin" ou de "Thomas", est le plus "moi-même" ?). Les identités finissent par se confondre, entre patronyme officiel et nom des personnages : l’aspirante comédienne porte le même prénom que l’héroïne qu’elle doit incarner ; Séverin qui, dans la pièce, doit devenir Grégoire, est rebaptisé Thomas…
Tous ces entremêlements rappellent bien entendu la confusion qui naît de l’illusion de la représentation. Sacher-Masoch n’est alors pas un choix surprenant. Polanski se souvient visiblement de la célèbre analyse que fit Gilles Deleuze de l’ouvrage (Présentation de Sacher-Masoch. Le froid et le cruel) dans lequel le philosophe insiste sur la notion de contrat inhérente au masochisme. Une notion qui se manifeste par la parole et que Polanski déroute habilement vers un autre contrat : celui de l’illusion théâtrale. Cette convention est acceptée au théâtre, mais, une fois transposée au cinéma qui en expose les coulisses, sa fausseté saute aux yeux : Wanda se métamorphose en un instant, la sonnerie d’un téléphone fait basculer la scène dans la réalité, le décor de carton-pâte est réutilisable d’un spectacle à l’autre, les tasses et les papiers n’existent pas. On joue à faire semblant, et le cinéma ajoute encore de l’artifice, traversant le quatrième mur, visitant les coulisses, sonorisant même certains passages. Tous ces moments de brisure ne sont pas là pour condamner, mais bien, encore une fois, pour ériger la confusion en maîtresse (si on ose dire !) de la représentation. On rit d’ailleurs beaucoup de ces irruptions de réel qui viennent perturber la répétition.
Outre l’importante notion de contrat, Polanski reprend à son compte la démonstration deleuzienne sur le masochisme : il ne s’agit pas d’abandonner tout pouvoir, mais bien de l’acquérir en octroyant le pouvoir à l’autre qui, se pliant aux suppliques du "dominé", lui rend l’ascendant. Rien à voir, donc, avec le sadisme qu’on associe sans cesse au masochisme. Le film attise ici aussi la confusion : la répartition du pouvoir est souvent difficile à déterminer. Les oppositions entre les deux personnages sont variées (homme et femme, metteur en scène et actrice) mais ne garantissent pas la domination de l’un sur l’autre. Bien sûr, le début du récit accumule les clichés : le metteur en scène intello et snob se moque de l’actrice vulgaire et prête à tout. Mais très vite quelques indices nous préviennent que le pouvoir sera redistribué : outre, bien sûr, la citation de Sacher-Masoch imprimée en exergue sur le manuscrit, on pense à cette "statue" de Vénus, colonne en carton-pâte totalement… phallique, qui annonce déjà la transformation finale de Thomas. Le metteur en scène, d’abord dominateur, finit par se soumettre et trouve en Wanda une partenaire idéale qui accompagne et encourage sa "conversion".
L’irruption tonitruante – c’est le cas de le dire – de Wanda dans le théâtre et dans la vie de Thomas fonctionne donc comme un révélateur : Thomas prend confiance, il se met à jouer, il apprend à mettre en scène et corrige même ses écrits. À bien y regarder, c’est toujours la femme qui tient les rênes sur la scène du théâtre. Même quand Thomas endosse le rôle de Wanda, c’est au moment où, dans la pièce, Wanda se soumet à son tour. Le film lui-même est structuré par cette présence féminine : inaugurale, elle permet de faire débuter le film, d’entrer au théâtre et de déclencher la représentation. C’est aussi elle qui clôt le jeu, la porte du théâtre, et le film. La représentation est ainsi régie par la confusion que provoque la Femme, à laquelle Polanski affiche, une nouvelle fois, sa dévotion. Alors, devant la galerie de beautés féminines qui constitue le générique, nous nous exclamons à notre tour : « Ô Aphrodite ! ».
Alice Letoulat
Film en salles le 13 novembre 2013