HBO ou Les Précurseurs

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

Il est difficile aujourd’hui d’évoquer l’univers des séries sans parler de HBO (ou Home Box Office), chaîne câblée du paysage audiovisuel américain, créée en 1972. HBO, à l’image de certains studios indépendants des années 1970 qui avaient fait perdurer le Nouvel Hollywood, s’est distinguée, à partir de 1997, comme la chaîne de toutes les possibilités et toutes les audaces, faisant la part belle à la créativité et laissant libre cours à l’inspiration de ses scénaristes. En admettant le simple fait qu’un scénariste raconte plus et mieux qu’un producteur, elle a révolutionné la façon de concevoir une fiction télévisuelle. Imitée par Showtime, AMC ou FX au milieu des années 2000, HBO est maintenant le symbole d’une écriture libre, maligne et subversive. Elle a surtout assumé des prétentions cinématographiques dans un réseau trop longtemps jugé indigne de toute comparaison avec le septième art.

Le socle

Tout commence en 1997, avec la série carcérale Oz (abrégé du pénitencier d’Oswald, microcosme  inter-racial où survie, mort et politique se côtoient à chaque instant). Sur plusieurs points, Oz impressionne. D’abord, sa narration, qui suit non seulement plusieurs personnages mais plusieurs groupes (les Italiens, les Noirs, les Néo-nazis, les Musulmans, etc.) qui évoluent dans la section d’Emerald City, créée par un dirigeant de prison utopiste, où les détenus auraient plus de liberté en échange de plus de responsabilités. On aura remarqué les références au Magicien d’Oz et sa cité d’émeraudes comme métaphore du cauchemar sans fin que vit la petite Dorothée, symbole elle-même d’une Amérique perdue. L’histoire nous est ensuite contée par l’un des prisonniers, personnage omniscient au rôle d’observateur et d’auto-critique, invoquant dans ses interventions aussi bien la grande littérature que le code civil américain. L’intelligence d’Oz réside premièrement dans ce fait de faire participer le téléspectateur au récit, un concept très peu apprécié dans le monde hertzien (à l’exception peut-être de La Quatrième Dimension). Le deuxième point important est l’aspect feuilletonnant de la série, qui par conséquent demande de la rigueur à son audience pour pouvoir suivre et comprendre (une technique efficace de la chaîne à péage) les tenants et les aboutissants de l’intrigue sans jamais appuyer les rappels de la semaine précédente. Le dernier point important, c’est la prise de risque et la démarche sans compromis adoptées. Parce qu’une chaîne câblée n’a pas les mêmes obligations qu’un grand network (CBS, Fox, ABC, NBC, etc.), elle peut se permettre par exemple des épisodes de plus de cinquante minutes (quarante-deux maximum pour les networks) comprenant un festival d’injures et de scènes profondément violentes pour une approche réaliste et sans restriction. On montre des corps tuméfiés, violentés, en sueur ou en sang, on montre des hommes avec leur souffrance et leur rage, leur adaptation dans un milieu où tout peut les faire basculer vers un état animal. Là où la civilisation n’est qu’une abstraction, la nature reprend le dessus. Mais la survie passe aussi par les alliances et la politique. Constamment dans Oz, on assiste aux allers-retours entre bestialité et stratégie de ces âmes rongées qui, bonnes ou mauvaises, n’ont qu’un seul objectif : vivre jusqu’au lendemain. La noirceur et le pessimisme du propos et de son traitement, qui nous prend à chaque minute à partie comme témoin cynique du délitement inéluctable d’une société à la dérive, apportent une grandeur dramatique sans précédent et soulagent le format du complexe d’infériorité dont il souffrait depuis toujours. La première grande série HBO est née, inventant au passage une nouvelle grammaire de la série pour la génération en marche.

L’envol

C’est deux ans plus tard que la « patte HBO » marque au fer rouge le petit écran. On la savait capable de grandes choses, mais Les Soprano ont permis à la chaîne d’affirmer cette volonté de changement et d’asseoir la révolution des séries dans le présent. Dès ses premières minutes, on sent dans Les Soprano une nature de cinéma à l’européenne, un rythme lent, une cadence lourde et angoissée comme son personnage Tony Soprano qui, après s’être évanoui devant sa piscine investie de canards, raconte à une psy ses difficultés à concilier la famille et la Famille. La crise de la quarantaine vue par le parrain du New Jersey… Les Soprano est probablement la série la plus plébiscitée par la critique et par le public dans les années 2000. Par la subtilité de son écriture, l’exigence de sa mise en scène, la qualité d’interprétation de ses acteurs et la volonté de David Chase, son créateur, d’explorer et de repousser constamment les limites de la série télévisée, Les Soprano reste jusqu’à aujourd’hui l’exemple à suivre pour n’importe quel jeune scénariste de télévision qui envisage de percer.

Jamais avant un script de télévision n’avait laissé autant d’éléments suspendus, dans ses intrigues, ses histoires secondaires, la psychologie de ses personnages. Pour la première fois aux Etats-Unis, depuis l’exception Twin Peaks (créée par David Lynch en 1990), l’intelligence du spectateur est sollicitée à chaque instant. On ne lui amène plus le tout sur un plateau, réchauffé, broyé et prêt à mâchouiller. Dorénavant, il va devoir réfléchir, analyser, penser par lui-même. Dorénavant, ce n’est plus la télé qui va venir à lui, dorénavant elle mérite mieux que ça, elle mérite qu’on vienne à elle.

La mise en scène de la série n’a pas de précédent dans l’univers de la télé américaine. Là aussi, on voit la révolution à l’horizon. Les Soprano prend le risque de poser les choses, d’aller à son rythme, de ne pas s’abaisser au cahier des charges de la télévision ordinaire (il est d’ailleurs intéressant de constater que le slogan de HBO de 1996 à 2006 était « It’s not TV. It’s HBO. »). L’identité de la mise en scène vient des multiples partis pris artistiques : peu de mouvements de caméras, longs plans sur des maisons vides, gros plans sur des visages pensifs, séquences de rêves qui durent plusieurs épisodes. Et qui pourrait oublier cet épisode cauchemardesque dans une forêt perdue du New Jersey recouvert par un épais manteau de neige, où deux mafieux partent à la chasse à l’homme, mêlant inquiétante étrangeté et comique absurde ? Bref, on lorgne décidément plus du côté de Bergman que de Tony Scott.

L’addiction tellement forte provoquée par Les Soprano a fait de HBO une des chaînes câblées les plus riches et les plus influentes avec des millions de nouveaux abonnés chaque année.

Dans les trois ans qui suivent la première diffusion des Soprano, l’influence de HBO ne fait que grandir, notamment grâce aux phénomènes Sex and the City, Six Feet Under et Band of Brothers.

D’abord Sex and the City, créée en 1998, mais à qui il a fallu deux ans pour devenir l’étendard d’une génération de femmes. Soit quatre amies new-yorkaises qui se racontent leurs déboires amoureux et sexuels dans les plus chics restaurants de Manhattan sans aucune auto-censure ni aucun tabou. Sex and the City introduit une subversion jusqu’alors inimaginable pour la ménagère américaine de la fin des années 1990. Il n’est pas exagéré de dire que la série a aidé à dévergonder les mentalités de cette époque, et a provoqué une nouvelle libération de la parole sur le sujet toujours très sensible du sexe aux Etats-Unis. De ce fait, la série a aussi eu comme effet de montrer qu’un produit télévisuel pouvait être synonyme d’avancée sociétale.

Ensuite, Six Feet Under, créée en 2001 par Alan Ball (scénariste de American Beauty et créateur d’une autre grosse production HBO en 2008, True Blood). L’histoire de la famille Fisher, croquemorts de père en fils, dans leur quotidien entre éros, thanatos et crises existentielles. Le pitch est l’un des plus légers qu’on aie pu entendre depuis Seinfeld (1989-1998, Jerry Seinfeld décrivant lui-même le programme comme un « show sur rien »). Et c’est justement ça qui impressionne : cinq saisons à réfléchir sur la vie, sur la mort, sur le sexe, la morale, la violence, la société. Six Feet Under arrive dans une Amérique en perte totale de repères, questionnant sa propre capacité à accomplir l’American Dream juste avant le 11 septembre et le déconstruisant dans les saisons suivantes. Si l’on a vu American Beauty avant, on sent très clairement chez Alan Ball que ce cynisme désabusé qui caractérise ses oeuvres (True Blood en fait bien évidemment partie sans jamais arriver à la cheville de sa grande soeur) est un moteur pour parler d’une angoisse plus profonde sur l’être humain. Alors que Les Soprano misaient avant tout sur des intrigues et des sous-intrigues mafieuses, politiques et passionnantes, Six Feet Under se focalise sur une question : jusqu’où peut-on pousser la psychologie du personnage ? À raison de treize épisodes de 55 minutes par saison, les scénaristes nous montrent avec brio que l’exercice peut tout à fait être infini.

Enfin, Band of Brothers, mini-série co-produite par Tom Hanks et Steven Spielberg, diffusée en 2001. Bien que moins intéressante sur le fond (il s’agirait d’étoffer Le soldat Ryan du point de vue des parachutistes pour avoir un meilleur aperçu de ce moment crucial de la fin de la Seconde Guerre mondiale) et sur la forme (très classique, sur tous les points de vue), elle n’en est pas moins l’une des séries les plus audacieuses du début des années 2000 et a le mérite de dépoussiérer un genre que la télévision n’avait jamais su adapter correctement, sans doute à cause des moyens qu’il demande. Il faut dire que Band of Brothers frappe un grand coup puisque son budget monte à 125 millions de dollars pour dix épisodes, somme extraordinaire pour une série, avant qu’il soit détrôné par Rome quelques années plus tard et The Pacific, second volet produit par l’acteur et le réalisateur dont le coût sera doublé. L’audace que montre HBO aux autres chaînes grâce à cette série et aux précédentes est à ce moment précis presque insolente. Elle leur dévoile ainsi un secret qu’elle avait fait semblant de garder pour elle-même : la série est potentiellement une alternative au cinéma et un bouclier contre l’essor d’Internet, et le sera encore plus dans quelques années.

Les networks que nous avions évoqués plus haut se trouvent comme piqués par ce petit canal payant qui leur prend leurs téléspectateurs par millions et décident de contre-attaquer avec des séries conceptuelles (24 heures chrono) ou énergiques (Alias, créée par un certain J.J. Abrams) voire accentuant vers le surnaturel (Lost, du même J.J.). La concurrence est énervée et riposte, en innovant qui plus est. L’âge d’or des séries a commencé…

La réputation

Au début des années 2000, avec quatre séries phares et une mini-série prestigieuse, HBO peut se concentrer sur des projets sortis des sentiers battus, et carrément surprenants. À commencer par Sur écoute (The Wire pour les anglophones), créée en 2002 par David Simon (qui, à l’instar de Alan Ball, créera une autre série pour HBO, Treme), racontant et décortiquant chaque acteur, responsable ou victime, du trafic de drogue à Baltimore. Mais voilà, le récit sur cinq saisons est judicieusement haché en cinq milieux, chacun ayant droit à sa saison, des trafiquants de drogue dans les ghettos aux enseignants en passant par les corps politiques et journalistes. The Wire a souvent été considérée comme l’une des meilleures séries jamais réalisées, notamment à cause de son ambition de réalité du terrain et son approche presque documentariste et sans pathos. HBO est décidément plus avant-gardiste que n’importe quelle autre chaîne américaine.

Désireuse de lancer de nouveaux projets, HBO a tout de même eu quelques revers. Pourtant, la qualité de La Caravane de l’étrange ou de Rome ou même de Deadwood n’était pas à remettre en cause. HBO laisse sa chance au produit jusqu’à ce que plus rien n’y fasse en termes d’audience. Alors que la première tentait une immersion dans le milieu forain des années 1930 au fin fond des Etats-Unis en s’essayant, avec les honneurs, à une atmosphère lynchéenne, la deuxième, Rome, renouvelait et explosait les codes du péplum en allant vers une crudité inédite pour le genre. La troisième, en revanche, avait le handicap de partir d’un genre désormais rare, le western, et, après une première saison honnête, s’est embourbée dans une ringardise de dialogues et de situations qui ne faisait plus frémir personne.

Sous l’ombre des Soprano (encore eux), les nouvelles nées et leurs audiences avaient du mal à suivre. Notons quand même Entourage qui amorce enfin un retour à la comédie pour HBO depuis Dream On au début des années 1990 (sitcom inventive de Martha Kauffman et David Crane, futurs créateurs de Friends, où le héros rêveur met chaque événement de sa vie en rapport avec un extrait de film des années 1930, 1940 ou 1950). Entourage parle d’un acteur, accompagné de ses trois meilleurs amis, venant à Hollywood dans l’espoir de devenir une superstar. Produite par Mark Whalberg et légèrement autobiographique donc, Entourage trouve un bon filon, celui du « guest starring » où chaque célébrité de Los Angeles joue son propre rôle. Une série interactive qui permet de faire rire le spectateur en jouant sur sa connaissance ou non de cet univers-là. Bien que les initiatives soient là, on sent que HBO se bat pour trouver le successeur des mafieux du New Jersey qui sont sur le point de prendre leur retraite. Il faut dire que la concurrence est sans pitié. Et la menace ne vient plus seulement des networks mais aussi des autres chaînes câblées qui empiètent délibérément sur le terrain de HBO. Showtime sort The L World et Dexter, tandis que FX cartonne avec Nip/Tuck et The Shield. La compétition s’accentue toujours plus avec l’arrivée d’AMC dans le domaine en 2007.

Le renouveau

2003, Oz. 2004, Sex and the City. 2005, Six Feet Under. 2007, Les Soprano. HBO perd ses piliers un à un, sans jamais en retrouver d’autres. Une vague de désistements perturbe d’ailleurs la chaîne au lendemain du dernier épisode des Soprano. Comme pour signifier qu’une page se tourne, qu’il est temps de prendre l’air pour mieux changer d’ère. Internet fait des ravages aux chaînes, câblées ou pas, Megaupload est le vecteur principal du monde de la série, et il est gratuit. Les sites d’hébergement se multiplient, les audiences sont revues à la baisse et les outils pour contrer le développement du téléchargement illégal pointent timidement le bout de leur nez. Bref, l’heure est grave et il faut rebondir.

2007 sera bien l’année de transition pour HBO, quitte à laisser le marché à la petite nouvelle AMC avec deux bombes d’audience : Mad Men et Breaking Bad. On additionne les demi-succès (Big Love, En Analyse, Le Monde de Tim, Tell Me You Love Me, Hung…) et on collectionne les mini-séries (Generation Kill, John Adams, The Pacific, Mildred Pierce…). La chaîne perd un peu de sa superbe et n’a pas vraiment réussi à anticiper tous les changements dans le monde de la télévision. Il lui faut rebondir à tout prix.

C’est là qu’intervient Alan Ball et son nouveau-né, True Blood en 2008. En pleine folie Twilight, le scénariste décide de prendre les vampire à contre-courant et de réinventer une mythologie où ceux-ci seraient dorénavant connus du monde entier et acceptés par une partie de la population et détestés par l’autre. La ségrégation et le racisme traités sous l’angle des résidents de Transylvanie sauvera peut-être HBO d’une autre année de vaches maigres. En partie. La première saison réalise des scores extrêmement bas pour la chaîne mais elle est reconduite grâce à un audimat montant tout au long de la saison. Ce sont vraiment les deuxième et troisième saison qui installent True Blood comme une valeur sûre. Voilà HBO rassurée mais pas entièrement apaisée. Il lui faudrait un programme plus fort que ça encore pour redorer son blason écorché. Surtout que True Blood n’est pas ce que l’on peut appeler un succès critique. La chaîne est pourtant une habituée des récompenses et des ovations, ce qui pourrait devenir vexant à la longue. Les deux bébés d’AMC remportent tout sur leur passage, asseyant petit à petit leur notoriété naissante et consolidant un noyau de fans de plus en plus nombreux. Sans parler de The Walking Dead et son raz de marée d’audience le soir d’Halloween 2010.

Treme fait de bonnes audiences mais reste assez confidentiel tandis que le buzz provoqué par Boardwalk Empire, produite par Martin Scorsese, tombe à plat. Annoncée comme la relève des fameux Soprano, cette dernière n’en a ni la saveur ni l’odeur. L’argent mis dans ce projet est pourtant faramineux mais on en voit les limites assez vite, lorsque les noms associés sont plus frappants à l’écran que l’histoire racontée, il y a quelque chose qui ne colle pas. HBO arrive cependant à retomber sur ses pieds et espère que le ciel ne lui tombera pas sur la tête. La chaîne se maintient mais sent le vent tourner avec une série novatrice, qui a l’élégance de proposer quelque chose de différent, puisqu’aucune chaîne n’aura adapté de l’heroic fantasy avant eux.

Grâce à Game of Thrones, HBO recouvre un peu de sa gloire d’antan. Mais alors que ses dirigeants croyaient regagner le public en lui donnant une chose similaire à ce qu’il avait aimé auparavant, c’est l’audace qui l’aura encore une fois emporté. Reste que HBO est l’une chaînes les plus innovantes et des plus investies dans sa mission de trouver de la nouveauté où qu’elle soit. Elle reste aussi l’exemple à suivre par ses principales concurrentes, ne serait-ce que pour rendre son intelligence au téléspectateur, trop souvent malmené par des produits fictionnels rabaissants et abrutissants. Avec The Newsroom (créée l’année dernière par Aaron Sorkin, scénariste de The Social Network et Le Stratège), le champ des possibles reste large pour HBO qui est, et sera encore quelques temps, le vaisseau mère d’une génération aussi fructueuse que palpitante.

Larry Gopnik