Michel Maffesoli : « La Démocratie n’existe plus »

Publié le 02 décembre 2013 par Copeau @Contrepoints
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Michel Maffesoli : « La Démocratie n’existe plus »

Publié Par PLG, le 2 décembre 2013 dans Philosophie

En 2012, le sociologue Michel Maffesoli, chercheur au CNRS, a publié Homo Eroticus, dans lequel il dresse le portrait de l’homme post-moderne. Nomade, il exprime pleinement les pulsions que la société hyper-rationnelle a tenté de refréner. Qu’est-ce qui le motive ? Quelle doit-être la réaction du politique ? Réponses.
Interview réalisée par PLG et Julie A., pour Contrepoints.

Quels sont vos thèmes d’analyse privilégiés ?

Je me qualifie de sociologue de la post modernité. J’ai écrit plus de 30 ouvrages qui traitent de ce thème. Mes travaux reposent sur trois piliers : Dionysos, le nomadisme et le tribalisme, qui sont pour moi les caractéristiques précises de la post modernité.

Par exemple, l’un de mes premiers livres, qui traitait de Dionysos, s’appelait Contribution à la sociologie de l’orgie ; or beaucoup ont confondu orgiasme et orgasme. De fait mon livre traitait des passions communes. La couverture représentait l’ombre de Dionysos qui planait sur les mégapoles modernes. Aujourd’hui 30 ans après, dans Homo eroticus, je continue cette analyse.

Diriez-vous d’une certaine manière qu’il s’agit du même livre actualisé ?

Il y a longtemps, un de mes collègues de travail à la Sorbonne était le sociologue Charles Mauron, angliciste. Il avait défini ce qu’il appelait la « métaphore obsédante ». En clair nous avons une idée dans notre vie, un thème lancinant, que l’on retrouve dans l’œuvre de notre vie. Cela vaut également pour mes travaux, qui tournent autour de deux ou trois grandes idées, auxquelles je reviens régulièrement, que j’actualise.

Cela me rappelle les cours de Levinas. Il s’appuyait sur les poèmes d’Edmond Jabès. Il montrait comment la pensée sémitique avait ce côté lancinant, comme les vagues qui viennent et refluent, jusqu’à ce qu’elles érodent quelque chose et continuent plus avant leur œuvre.

Le postulat de départ de votre livre est que, d’après vous, notre société serait marquée par une hyper rationalisation. Elle aurait tenté en vain d’étouffer les affects qui seraient désormais en train de revenir et de s’exprimer pleinement. N’avez-vous pourtant pas l’impression que le discours politique actuel est dominé par l’émotion plus que par la raison ?

Non, je ne le crois pas du tout. Je crois que le discours de l’intelligentsia, dont font partie les politiques, reste fondamentalement moderne. Ils sont orientés vers la belle et grande idée du contrat social. Quand Rousseau le propose, il s’agit d’un être-ensemble rationnel. De fait on a brodé jusqu’à plus soif autour de mots qui pour moi ne signifient plus rien aujourd’hui : république, démocratie, liberté etc.

Je pense que c’est parce que l’intelligentsia continue d’utiliser ce discours qu’il existe un fossé de plus en plus profond entre cette élite et le peuple, fossé abondamment rempli par les extrêmes. Cela étant, il est vrai que les hommes politiques semblent actuellement affolés par ce retour de l’émotionnel, et tentent assez maladroitement de s’en emparer.

Mais quand Jean-François Copé va parler de pain au chocolat, Marine Le Pen des professeurs agressés, ou encore que Monsieur Mélenchon va s’attarder sur le sort de ceux qui dorment dans la rue, n’est-ce pas révélateur du fait que les hommes politiques se focalisent sur l’émotionnel, et le particulier, au lieu du général ?

Qu’ils essaient de le faire, cela ne fait aucun doute. Je mets le discours de Marine Le Pen légèrement à part, mais uniquement pour une question de sémantique. Il suffit de s’intéresser un peu au fond pour voir que Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon disent pratiquement la même chose.

Pour ce qui est de votre question, je maintiens que les hommes politiques ne s’attardent pas assez sur l’émotionnel. Mais encore faut-il préciser cette notion. Celle-ci provient de la cinquième partie d’Économie et société de Max Weber. Il ne s’agit pas d’une caractéristique psychologique, mais d’une ambiance générale qui règne dans une société, une tonalité. Cela peut être l’ivresse à la fin d’un match de foot, une manifestation d’envergure, etc. En termes sociologiques, on parle de syntonie.

Le mariage pour tous est une pure sottise, mais il en est résulté un exemple de communications émotionnelles.

Comment parvenez-vous à réconcilier les deux figures emblématiques décrites par Nietzsche, à savoir Dionysos et Apollon ?

Dans mon livre L’instant éternel (le retour du tragique dans la société postmoderne), ma réponse est la suivante : la modernité a été une société dramatique, au sens premier du terme c’est-à-dire qui essaie de trouver une solution. La modernité s’inscrit ainsi dans la grande tradition judéo-chrétienne selon laquelle il faut traverser au plus vite la vallée de larmes pour accéder à la vraie vie qui est ailleurs, la cité de Dieu.

Le tragique au contraire est aporétique, c’est-à-dire qu’il ne cherche pas de solution. Il me semble que la modernité a été par nature dramatique, alors que la post modernité est tragique, et incarnée par la figure dionysiaque.

Appliquée aux politiques, cette distinction signifie que les hommes politiques continueront à s’éloigner du peuple tant qu’ils penseront qu’il existe une solution au chômage, à la pauvreté, etc. La perspective tragique nous conduit simplement à nous accommoder à ces phénomènes.

J’observe par ailleurs qu’à chaque retour du tragique, c’est le retour de la fête, de l’hédonisme. L’exemple du passé est celui de la décadence romaine, avec une abondance de jeux du cirque. En Occident, en France en particulier, on assiste depuis 20 ans à une profusion de fêtes, de festivals populaires, qui me semblent relever de la même logique.

Rejoignez-vous sur ce point les analyses de Philippe Murray qui brocardait « l’homo festivus » ?

Je suis en désaccord avec les analyses de Philippe Murray, même si je l’estimais pour son intelligence. À l’époque je débattais avec lui, il était assez proche du sociologue Jean Baudrillard, qui avait pourtant des positions parfois différentes.

Je qualifie Murray de « vieux grognon ». Il est resté jusqu’à la fin sur une position très critique. Pour revenir à mon propos précédent, il était dans une attitude dramatique, pensant qu’il existe des solutions. Ma position est radicale, et non critique. J’essaie de creuser les problématiques, pour voir le fond des choses, sans faire de distinction entre le bien et le mal.

Il y a de toute évidence du tragique dans les fêtes : il s’agit selon moi d’une homéopathisation de la mort. Il n’y a pas de solution pour l’éviter, donc profitons du temps qui nous reste et dédramatisons.

Vous citez les manifestations comme exemple de communications émotionnelles. Que pensez-vous alors des manifestations liées au mariage pour tous ?

Cette loi que je qualifie de sottise, relève d’une pure manipulation politique. On a voulu créer un écran de fumée justement pour masquer l’incapacité des hommes politiques à agir sur le réel. En revanche les manifestations qui en ont résulté sont quant à elles effectivement un exemple de communications émotionnelles.

Le communautarisme est une bêtise franchouillarde.

L’homme postmoderne tel que vous le décrivez est en mouvement, et ce mouvement s’attaque aux structures établies. Pensez-vous que ce mouvement peut être créateur, et de quoi ?

Les distinctions ne sont plus aussi nettes. La modernité a été essentiellement positiviste, constructiviste. Elle était donc essentiellement paranoïaque, ce qui étymologiquement signifie « penser par en haut, ou à partir du haut ». Par exemple ce que dit Baudelaire : « Dieu est le plus grand des paranoïaques ».

Le tragique comprend une part de destruction. Il y a en chacun de nous une part de destructeur et de créateur. Mais dans les sociétés postmodernes, il faut faire la distinction entre le créé et le donné. Le donné relève de notre part animale. C’est cette part qui a été étouffée et qui ressort avec vigueur ces dernières années.

Mais le retour des pulsions n’est-il pas en train de détruire le commun, qui est un construit civilisationnel hérité de plusieurs siècles d’histoire voire plus ? Certains critiquent notamment la montée en puissance du communautarisme, vu comme un repli sur ce qui nous ressemble et non ce qui nous rassemble.

Ce mot me choque profondément. C’est typiquement une sottise franchouillarde que de parler de communautarisme. On a conçu au XIXe siècle la république comme étant une et indivisible. C’est oublier que la chose publique est également une mosaïque de choses diverses. Droite et gauche utilisent ce mot sans comprendre que le simple fait de l’utiliser renforce l’objet de leurs critiques. Je crois qu’ils gagneraient beaucoup plus à accompagner l’esprit communautaire, c’est-à-dire le sentiment d’appartenance à un groupe. Il faudrait davantage se poser la question de la manière dont ces communautés s’ajustent, plutôt que de faire semblant de croire à leur inexistence.

Mais que répondez-vous à ceux qui considèrent que si les différences entre communautés deviennent trop visibles, celles-ci vont se séparer, voire s’affronter ?

Le conflit est un élément inhérent de l’humaine nature. Simmel, qui en sociologie est l’auteur qui m’a le plus inspiré, considérait l’affrontement comme l’un des fondements de la vie sociale. C’est précisément l’affrontement qui permet la solidité de l’ordre ainsi établi, par ajustements successifs, un peu à l’image de la voûte d’une cathédrale gothique qui tient sa solidité de l’affrontement de deux forces opposées. Ce sont ces affrontements, qui existent également à l’intérieur de nous-mêmes, que la modernité a voulu gommer et que la post modernité remet au jour.

Il y a une féminisation du monde.

Vous parlez dans « Homo Eroticus » de la caractéristique transhistorique de la civilisation sociale. N’avez-vous pas le sentiment qu’aujourd’hui, le phénomène de transmission du savoir est cassé ? Et que du coup l’inconscient collectif se perd plus rapidement aujourd’hui qu’avant ?

Quand on regarde sur une longue durée, l’éternel problème de toute espèce animale est la socialisation. Tout le schéma moderne, des professeurs, parents et politiques, est d’être pédagogue, d’éduquer. Cela a fonctionné mais ne fonctionne plus désormais. Quand une forme n’est plus pertinente, elle devient perverse (au sens où elle prend des chemins parallèles). La seconde forme de socialisation apparaît alors, à savoir l’initiation. Ce n’est plus la loi du père, verticale, comme dans l’éducation mais celle du frère, horizontale. On parle alors d’accompagnement, de coaching, et non plus d’inculquer, d’éduquer.

Avec l’Homo Eroticus, nous ne pouvons plus mettre l’accent sur un morceau de l’être mais sur l’entièreté. L’initiation met l’accent sur l’entièreté de l’être en prenant en compte les émotions et les sensations alors que l’éducation mettait l’accent uniquement sur le cerveau.

Comment pensez-vous que l’imaginaire se construit et se développe ? Est-il influencé par le marketing, la publicité ?

La publicité est le mythologique de notre époque. Le marketing et la publicité verbalisent l’imaginaire sans qu’il y ait forcément conscientisation de cela. L’imaginaire est premier selon moi. L’imaginaire est dans notre cerveau reptilien cartésien, ce qui n’est pas réel, ce qui est nébuleux, n’a pas de vraie consistance, qui est impondérable.

Deux grand types d’imaginaire existent : le diurne et le nocturne. L’imaginaire diurne met l’accent sur la dimension rationnelle et serait, de manière imagée, le glaive qui tranche le vrai du faux, caractérisation du masculin. Je caractérise l’imaginaire diurne comme l’imaginaire moderne, qui est en train de s’achever. La post modernité est caractérisée, quant à elle, par l’imaginaire nocturne, à savoir la coupe, le réceptacle, le creux. C’est ce que j’appelle l’invagination du sens. Il y a une féminisation du monde, au sens de la féminitude.

Je ne suis pas sûr que le capitalisme existe encore.

Cette montée en puissance des valeurs féminines empêchent-elles la transgression et ainsi la création ?

Je  ne suis pas d’accord avec cela, il y a chez les femmes quelque chose de très dur et cruel. La femme qui serait non créatrice, c’est-à-dire réceptacle et passive, est une vieille projection selon moi. Prenons par exemple le mythe de Lilith, qui est devenu les mythes des vierges noires, la force de la femme est très présente, d’un point de vue anthropologique. La douceur de la femme est un leurre absolu. La femme est ambivalente, comme l’est la figure de Dionysos et a ainsi une valeur créatrice.

Le capitalisme favorise parfois les pulsions en jouant sur l’immédiat, l’inconscient, la pulsion immédiate d’achat. Le retour des affects serait-il dû ou favorisé par le capitalisme ?

Je ne suis pas sûr qu’existe encore le capitalisme. Nous ne sommes plus dans une société de consommation mais dans une société de consumation, donc nous sommes au-delà de l’économie. La société officielle reste capitaliste mais l’économie n’est plus importante, le PEL n’est plus un idéal de vie. Ce qu’il s’est passé avec les traders a été une déconstruction de l’économie au nom du jeu, de l’adrénaline, au nom de phénomènes non quantifiables ni pondérables. Dans cette période de soi-disant crise économique, il est intéressant de voir comment le luxe se développe. Le luxe est une recherche du non fonctionnel, au-delà ou en-deçà de l’économie et du capitalisme.

Dans la post modernité, il y a une émotion qui est beaucoup plus primaire. L’homo Eroticus, avec l’élan vital et la communion émotionnelle qui le caractérisent, a remplacé l’Homo Faber qui lui est celui qui fait, nécessaire à l’existence d’une économie.  Il y a un retour de l’animalité qui est en nous.

Cette animalité est-elle dangereuse ?

Rien n’est dangereux de ce qui est humain. Il faut avoir la sagesse de savoir ritualiser, d’homéopathiser. Le mythe de Dionysos est toujours l’intégration homéopathique de la violence. Ça ne sert à rien de dénier quelque chose qui est là mais il faut savoir l’accompagner. C’est lorsque l’on a eu peur de l’animalité que l’on a abouti à la bestialité. Tout le XXe siècle a refusé l’animalité et a abouti aux camps nazis et communistes.

La démocratie est devenue une antiphrase et n’est plus représentative.

La démocratie, comme elle a été conçue à l’origine, n’était-elle pas justement la ritualisation de cette violence ?

C’est ce que Hannah Arendt appelait le « bel idéal démocratique ». Ce fut un bel idéal, qui s’est constitué tout au long du XIXe et qui a fonctionné jusqu’à un peu avant la seconde guerre mondiale. Par un mécanisme de saturation, la démocratie est devenue une antiphrase et n’est plus représentative. Ce n’est plus de la démocratie. Si l’on continue à faire de l’incantation, en allant chanter quelque chose dont nous ne sommes pas convaincus, je pense qu’il faudrait essayer de trouver des mots les moins faux possibles.

Avez-vous une idée de ce que seront les comportements humains et le monde dans cinquante, cent ans?

En repérant les grandes figures emblématiques, nous avons pu repérer des cycles. Au moyen âge, la grande figure emblématique était Dionysos (trois cents jours chômés par an par le biais des fêtes, des chapelles) et la figure Apollinienne (représentée dans les monastères, conservatoire des arts et des techniques) avait une faible place. Puis il y a eu une lente dégradation de la figure Dionysienne et une montée en puissance de la figure Apollinienne. C’est alors que commence la modernité au XVIIsiècle, qui s’achève en 1950 par un mécanisme de saturation. Par le mécanisme de compensation, ce que l’on avait négligé revient et est alors née la post modernité avec l’Homo Eroticus. Je pense que cette post modernité est appelée à durer, peut-être cinq décennies, certainement pas beaucoup plus. Aujourd’hui, en France, nous parlons encore de moderne et non de post moderne. Alors que la période moderne est déjà dépassée.

Prochainement, du même auteur : Les nouveaux bien-pensants (avec Hélène Strohl)

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