Il n’y a pas lieu de chercher à substituer à la démocratie représentative une forme de démocratie supposée supérieure que serait la démocratie directe. Il suffit de voir comment votent généralement la Suisse francophone ou la Californie pour comprendre que la démocratie directe en France se traduirait par un recul significatif de la liberté.
Par José López Martínez
En contrepoint de l’article de Jacques Legrand : Français, savez-vous ce que vivre en démocratie directe voudrait dire ?
Régulièrement, aussi bien du côté de l’extrême-gauche que de l’extrême-droite – qui s’imaginent toujours représenter le « pays réel » –, et récemment, de manière curieuse, chez quelques libéraux, on voit resurgir ce serpent de mer qu’est la demande de l’instauration de la démocratie directe ou semi-directe dans le système politique français. Une manière de Graal électoral qui devrait permettre d’exaucer le vœu de Lincoln d’un gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple.
Dans des articles parus dans Contrepoints, Jacques Legrand ainsi que Jacques Garello revenaient sur cette antienne et rompaient donc une lance en faveur de cette option qui rendrait au citoyen son pouvoir de décision et sa souveraineté. L’argumentaire est bien connu. Fondamentalement, il s’agit d’une critique frontale du système représentatif – où le peuple délègue sa souveraineté au parlement, au gouvernement et à l’autorité judiciaire.
En décrivant l’expérience historique, nos zélotes montrent que les représentants élus ont tendance à s’émanciper de l’intérêt général pour ne servir que le leur. Une oligarchie détiendrait, dès lors, l’essentiel du pouvoir, en cheville avec différents groupes d’intérêts et de pression. Le tout au détriment du pouvoir législatif et même du pouvoir judiciaire. Car, dans les faits, l’exécutif devient le seul auteur principal des lois et la séparation des pouvoirs n’existe plus guère. Au final, le citoyen est cantonné au rang de spectateur de la vie politique, confisquée par les partis.
Dans son article, Jacques Legrand, à la suite d’Yvan Blot, d’Étienne Chouard, d’Antoine Chollet, d’Alain Cotta et bien d’autres en France, appelle donc à l’avènement d’une « nouvelle société » qui passerait par une réforme des institutions fondées sur une subsidiarité ascendante. Une société qui ferait appel à l’engagement des citoyens là où ils peuvent agir et qui les doterait de droits supplémentaires afin d’augmenter leur participation politique et de les mettre au même niveau décisionnel que les représentants élus. À l’instar de ce qui existe en Suisse et, dans une moindre mesure, dans les États qui ont introduit dans leur système politique des outils de la démocratie directe (référendum, plébiscite, initiative populaire, pétition, destitution de mandataires, etc.).
En temps de crise, le sujet revient à la mode. Comme aujourd’hui en France, avec la gestion calamiteuse du gouvernement Hollande, un président « mal élu », choisi par une minorité de la population si l’on tient compte du nombre des abstentions. La question de l’introduction d’une simili initiative populaire est d’ailleurs à l’étude au parlement. C’est donc une bonne occasion de tordre le cou, une fois pour toutes, à cette vraie fausse bonne idée qu’est la démocratie directe. Même si certains libéraux, comme Pierre Chappaz, croient y trouver une voie d’avenir en faisant, par exemple, référence au scrutin du 24 novembre en Suisse.
Les failles de la démocratie directe
Commençons donc par l’expérience historique. Généralement, les thuriféraires de la démocratie directe aiment s’étendre sur les cas qui fonctionnent ou semblent fonctionner relativement bien. Comme la Suisse. Cas emblématique, il est vrai. Ou les New England Town Meetings aux États-Unis, déjà vantés en son temps par Tocqueville. Ou quelques référendums en Italie, etc.
Malheureusement, l’expérience historique de la démocratie directe, c’est surtout l’histoire d’échecs répétés et souvent sanglants. À commencer par la Grèce antique où la démocratie directe, la seule forme démocratique connue alors, se solda plusieurs fois par des guerres sociales dans plusieurs cités. Ce qui donna matière à réflexion aux philosophes d’alors, qui forgèrent à ce propos le concept d’ochlocratie.
Plus près de nous, plusieurs autres expériences de démocratie directe furent tentées : la Commune de Paris en 1871, les soviets russes après la chute du régime tsariste, les conseils ouvriers en Allemagne et en Italie après la Première guerre mondiale, les communautés anarchistes en Espagne durant la guerre civile, le Chiapas, au Mexique, contrôlé un temps par l’Armée zapatiste de libération nationale. Certes, des événements extérieurs y mirent fin, mais la manière dont elles s’étaient déroulées laisse peu de place au regret. Et si l’on voulait faire preuve d’un peu de mauvaise foi, on citerait, comme autre exemple peu reluisant de la démocratie directe, la Jamahiriya, cet « État des masses » instauré par Kadhafi en Libye à partir de 1977.
Le second point mis en avant en faveur de la démocratie directe est sa représentativité, qui serait supérieure au système de la démocratie représentative et, partant, plus légitime. Ainsi, par exemple, face à un président comme Hollande – choisi par moins de 40% des électeurs inscrits, par défaut, pour faire sortir son rival politique –, on oppose la légitimité du peuple qui voterait directement, donnant en masse son avis sur une question précise.
Sauf que, encore une fois, l’expérience montre que cette supposée représentativité supérieure est loin d’être acquise. On sait déjà, en effet, qu’aux États-Unis, les taux de participations aux scrutins sont extrêmement faibles, comparés aux scores européens, où règne la démocratie représentative. Mais également en Suisse – l’exemple canonique de la démocratie semi-directe – la participation des citoyens aux consultations populaires est des plus réduites : de près de 70% au début du 20e siècle, elle est tombée à moins de 30% à la fin du siècle.
Alors qu’est-ce qui serait le plus légitime d’un point de vue démocratique : l’élection d’un représentant avec 40% des suffrages ou l’adoption d’une initiative populaire par 15% du corps électoral ? Autre exemple récent et médiatisé : quelle sont la représentativité et la légitimité démocratique du nouveau projet de constitution islandaise rédigé par 25 citoyens choisis au hasard, en collaboration avec la population via Internet, et approuvé en octobre 2012 par 66% des suffrages exprimés, mais avec un taux d’abstention supérieur à 50% et l’opposition de toute une partie du spectre politique ?
Il y a peu, les différentes « assemblées populaires » apparues au sein de mouvements « Occupy » qui ont vu le jour à travers le monde (New York, Madrid, etc.) nous ont également montré que la démocratie directe n’offre absolument aucune garantie de représentativité supérieure par rapport à la classique démocratie représentative et qu’elle est tout autant, sinon plus, sujette à la démagogie, au dérapage populiste et à la tyrannique confiscation du pouvoir par une minorité active et bruyante selon l’effet Olson.
Mais le grand argument avancé par les partisans de la démocratie directe, à tout le moins par ceux qui veulent vendre ce programme aux libéraux, c’est, comme le font Legrand ou Garello, de nous assurer que ce système politique permettrait de limiter la taille de l’État et de mieux préserver nos droits et libertés. Et dans la foulée, de nous décrire comment la Suisse est le 5e pays le plus libre économiquement au monde. Et comment, en 1980, le référendum initié par le major Jarvis, la célèbre « Proposition 13 », limita la croissance des dépenses publiques en Californie et conduisit Reagan à la Maison-Blanche.
Mais une fois de plus, une étude plus approfondie doit nous faire déchanter. Alors, s’il est bien vrai que la Proposition 13 permit, très momentanément, de réduire un peu le train de vie de l’État de Californie, il ne faut pas oublier que la plupart du temps la démocratie directe a servi aux États-Unis à alourdir le poids et à renforcer l’interventionnisme de l’État (législation sur le travail dans l’Oregon, le Colorado, l’Arkansas, système public de retraites dans l’Arizona, prohibition de l’alcool dans plusieurs État avant le Volstead Act, instauration de mesures de discriminations positives, protection de l’environnement en Californie, etc.). Et actuellement, malgré le fait que la Californie soit sans doute l’État américain où est le plus appliqué la démocratie directe, on a pu observer depuis des années un envahissement sans précédent de l’État dans tous les domaines de la vie et une multiplication des atteintes aux libertés individuelles.
Quant à la Suisse, s’il est vrai qu’elle se trouve, en compagnie des États-Unis, dans le top 10 des pays les plus libres économiquement, cela ne doit pas occulter le fait que les huit autres pays premiers du classement ne pratiquent pas ou de manière parfaitement anecdotique la démocratie directe. Le lien de causalité non seulement n’est pas prouvé, mais fortement contredit par la pratique référendaire suisse qui, comme aux États-Unis, a surtout été un facteur d’étatisation et d’interventionnisme plutôt que de protection des droits et libertés.
Ainsi, quand on passe en revue la liste des près de 200 initiatives populaires fédérales – épitomés de la démocratie directe – qui furent soumises à l’approbation des Suisses depuis 1891, on constate que deux tiers des propositions visaient à augmenter l’intervention de l’État ou à réduire la liberté (« droit au travail », impôt sur la fortune, « mesures contre la spéculation », protection des locataires, temps de travail, lutte contre l’alcoolisme, contre le tabagisme, lutte « contre l’emprise étrangère », expulsion d’étrangers, construction de logements sociaux, système de pension publique, limitation du secret bancaire, politique de transports publics, limitation de la vitesse, diminution du trafic routier, contrôle des prix, santé publique, etc.) Chose qui ne doit pas étonner outre-mesure quand on sait que le champion toutes catégories des promoteurs d’initiatives populaires est le parti socialiste suisse, qui devance de très loin tous les autres partis ou groupes d’intérêt ou ad hoc constitués à cet effet.
Et même si, au final, l’écrasante majorité de ces propositions furent rejetées par la population suisse, il n’en demeure pas moins vrai que sur les vingt initiatives populaires qui furent approuvées, douze se sont bien traduites par un accroissement du poids de l’État et une diminution des droits et libertés suisses (prohibition de l’absinthe, interdiction des maisons de jeu, contrôle des prix, protection de l’environnement, interdiction des OGM, restriction dans la construction immobilière, limitation des « rémunérations abusives », violations de la liberté de culte et atteintes aux pratiques religieuses inspirées par l’antisémitisme et l’islamophobie, etc.) Bref, si la Suisse est un pays bien plus libre que la moyenne, c’est plutôt malgré la démocratie directe que grâce à elle. Et l’explication de ce degré de liberté doit être recherché ailleurs, à commencer par son système de strict fédéralisme et de décentralisation extrêmement avancé.
Non, la démocratie directe n’est pas la panacée, même pas une amélioration, juste un dangereux pis-aller. Non seulement elle n’apporte aucune solution plus satisfaisante que la classique démocratie représentative, mais elle peut se révéler plus redoutable encore. Car fondée sur le même vice : la règle majoritaire. Comme prévenait Ludwig von Mises : « La résurgence moderne de l’idée de collectivisme, cause principale de tous les tourments et désastres de notre temps, a eu un succès si complet qu’elle a relégué dans l’oubli les idées essentielles de la philosophie sociale libérale. Aujourd’hui, même parmi les partisans des institutions démocratiques, nombreux sont ceux qui ignorent ces idées. Les arguments qu’ils invoquent pour justifier la liberté et la démocratie sont teintés d’erreurs collectivistes ; leurs doctrines sont plutôt une distorsion du libéralisme véritable qu’une adhésion. À leurs yeux les majorités ont toujours raison simplement parce qu’elles ont le pouvoir d’écraser toute opposition ; la règle majoritaire est le pouvoir dictatorial du parti le plus nombreux, et la majorité au pouvoir n’est pas tenue de se modérer elle-même dans l’exercice de sa puissance ni dans la conduite des affaires publiques. Dès qu’une faction est parvenue à s’assurer l’appui de la majorité des citoyens et ainsi la disposition de la machine gouvernementale, elle est libre de refuser à la minorité ces mêmes droits démocratiques à l’aide desquels elle-même a précédemment mené sa lutte pour accéder à la suprématie. »
La tyrannie de la majorité
Une analyse déjà faite, il y a bien longtemps, par les Pères Fondateurs américains qui s’opposaient autant à la monarchie qu’à la démocratie directe. Comme John Adams : « L’idée que le peuple est le meilleur gardien de sa liberté n’est pas vraie. Il est le pire envisageable, il n’est pas un gardien du tout. » Ou James Madison : « Une pure démocratie ne peut céder à aucune revendication de l’opposition. Lorsqu’une orientation ou un intérêt commun est ressenti par la majorité, il n’y a plus qu’à sacrifier la partie la plus faible. De là vient que les démocraties ont toujours été jugées incompatibles avec la sécurité des personnes ou avec le droit de propriété […] » De bien noires prédictions qui se sont révélées globalement exactes au regard de l’expérience historique.
Cependant, même si la démocratie directe n’est pas le remède souhaitable, le diagnostic n’en reste pas moins correct et la maladie, bien réelle : érosion grandissante des libertés, étouffement sous le poids de l’État ventripotent, hommes politiques déconnectés de la population, corruption généralisée du système, désaffection des gens de la chose publique, etc. Mais si l’on veut résoudre ce problème du point de vue libéral, il faut bien se souvenir de ce qu’est le libéralisme : ce n’est pas un système de production de lois ou de normes de comportement ; non, il vise à la protection des droits naturels des individus. Et, comme Albert Camus, il faut se rappeler que la démocratie libérale, ce n’est pas la loi de la majorité, mais la protection de la minorité. Or, la démocratie directe n’offre aucune garantie à ce sujet. Quelles solutions, donc ? Pour protéger les droits naturels des individus et pour limiter la taille et l’action de l’État, on peut évoquer rapidement plusieurs pistes, qui demanderaient, bien sûr, de plus longs développements.
Tout d’abord, ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain et conservons une modalité de la démocratie directe, la négative. C’est-à-dire non pas celle qui permet aux électeurs de participer à la confection et/ou l’approbation de normes d’application obligatoire à l’ensemble de la population – puisque cette voie conduit à plus d’étatisme et moins de liberté –, mais celle qui leur permet de rejeter une législation – historiquement, c’est d’ailleurs la première forme de la démocratie directe suisse, apparue dans le canton de Saint-Gall en 1831, et qui consistait seulement en une possibilité offerte à la population de rejeter une loi votée par le parlement. On conserverait ainsi de la démocratie directe uniquement le veto de la population et la destitution de mandataires politiques (comme, par exemple, le recall aux États-Unis).
Ensuite, pour protéger plus efficacement les droits de la minorité et limiter l’invasion de l’État, on pourrait concevoir que si une loi, pour être adoptée par le parlement, pourrait se contenter d’être approuvée par une majorité simple ou même relative selon les cas, cette même loi pourrait être abrogée si une minorité significative (un tiers, par exemple) des parlementaires ou même de la population la rejetait. De fait, une norme repoussée par une minorité importante de la population ne peut être ni bonne ni légitime.
On pourrait également prendre le problème sous un autre angle, sans rapport aucun avec le vote démocratique. Ainsi, afin d’éviter les collusions incestueuses des représentants du peuple avec l’État, les lobbys, etc. et pour favoriser leur zèle à contrôler de manière critique le gouvernement, on pourrait supprimer la rémunération publique des mandataires politiques (comme c’était inscrit dans la très libérale constitution belge de 1831). Sans attache pécuniaire liant les représentants du peuple à l’État, on peut espérer de leur part un travail de contrôle plus rigoureux de l’action gouvernementale et une écoute plus attentive de leurs électeurs à qui ils devront leur salaire (via les cotisations des membres des partis politiques, de syndicats, de dons, etc.). Parallèlement, on peut miser sur une véritable décentralisation avancée et une réelle subsidiarité établie au niveau local le plus bas possible, afin de placer le centre de décision du pouvoir au plus près de la population et de ses préoccupations. Et si l’on opte pour la voie judiciaire, on pourrait instaurer une exception de contrôle de constitutionnalité des lois que pourrait soulever n’importe quel tribunal.
D’autres voies sont certainement possibles qui pourraient être envisagées dès lors qu’elles visent bien à la protection des droits et des libertés des individus et non pas à donner la possibilité à une partie de la population d’imposer ses vues à la minorité. En conclusion, comme le rappelait Raymond Boudon, il n’y a pas lieu de chercher à substituer à la démocratie représentative une forme de démocratie supposée supérieure que serait la démocratie directe. Il suffit de voir comment votent généralement la Suisse francophone ou la Californie pour comprendre que la démocratie directe en France se traduirait par un recul significatif de la liberté (un avant-goût : « 77% des Français veulent une loi interdisant les retraites chapeau »). Par contre, il faut bien toujours chercher à améliorer la démocratie représentative et à lutter contre la tyrannie des groupes d’influence et la confiscation du pouvoir. Et ce travail consistera à appliquer de manière rigoureuse les principes fondamentaux du libéralisme politique, à commencer par le principe de la séparation des pouvoirs. Et non pas donner libre cours aux gens pour s’immiscer dans la vie de leurs voisins, même au travers d’un vote démocratique.