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Le « Chapelet secret » janséniste

Par Zacharias

L’oraison de silence et le « quiétisme » janséniste

ou

la spiritualité de l’annihilation volontaire

Martin de Barcos.jpg

Martin de Barcos (1600-1678),

neveu de l’abbé de Saint-Cyran, élève de Jansénius à l’université de Louvain,

auteur des « Sentiments de l'abbé Philérème sur l'oraison mentale », (1696).

Le « Chapelet Secret  du Saint-Sacrement» diffusé en milieu janséniste à la même période que le « Chapelet de la Petite Couronne » de Marguerite du Saint-Sacrement, se présentait comme un sorte de petit traité mystique - faussement attribué à Saint-Cyran (1581-1643), puisque composé en réalité par Agnès Arnauld (1593-1672), qui deviendra en 1658 abbesse de Port-Royal lors de la période la plus hostile au jansénisme, organisant le mouvement de résistance à la signature du Formulaire d’Alexandre VI. [1].

I.  Spiritualité de l’annihilation volontaire

Le Père Charles de Condren(1588-1641), son confesseur, avait insisté auprès d’Agnès Arnauld, pour qu'elle lui découvre les pensées qu'elle méditait en présence de Jésus, et c’est ainsi qu’elle lui remit les quelques pages qui furent appelées « Chapelet secret du Saint Sacrement », composé des seize attributs de Jésus-Christ en l'honneur des seize siècles écoulés depuis l'institution de l'Eucharistie, chaque attribut (sainteté, incommunicabilité, illumination, etc.), étant accompagné d'un court texte servant à orienter la méditation. Dans ce traité, le chrétien était invité à se rendre indifférent à son Salut par un acte d’abandon total et de profond délaissement, l’anéantissement de l’âme se concevant dans une tonalité ontologique qui n’est pas pour surprendre dans le cadre doctrinal de l’augustinisme, ainsi que cette méditation sur la dissolution de toutes choses en Jésus-Christ le montre assez nettement : « Priez pour que Jésus-Christ s'établisse dans tout ce que les âmes sont, qu'il ne souffre point la subsistance de la créature, qu'il soit tout ce qu'il doit être et fasse disparaître tout autre être, comme le soleil efface toute autre lumière, qu'il soit pour être et que la fin de son établissement soit pour Lui, et non pour l'avantage de l'âme qui le porte.» [2]

a) Condamnation du Chapelet secret

Cependant, comme il était à craindre, Le 18 juin 1633, le « Chapelet Secret » fut condamné par la Sorbonne et, le 26 avril de l'année suivante, le pape Urbain VIII (1568-1644) ordonnait sa destruction. Mais, fort heureusement, la pratique du « Chapelet secret » se maintint elle-même secrètement, alors que l’abbé de Saint-Cyran, ayant étudié attentivement le texte du « Chapelet secret », le trouva théologiquement parfait et obtint une approbation signée des docteurs de Louvain, en particulier de Jansénius, écrivant anonymement une « Apologie pour servir de défense au Chapelet secret» (1634), afin de répondre aux violentes critiques, également anonymes, publiées contre le Chapelet, par un jésuite que l'on croit être le Père Binet (1569-1639).

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Celle qui deviendra Mère Agnès, plusieurs années avant l'Augustinus (1641), posait donc les bases d’une spiritualité de l’annihilation volontaire, faisant de l’Oportet illum crescere, me autem minui, une rigoureuse perspective ascétique et mystique, parlant de « l’inapplication », et mettant en lumière l’infinie distance qui sépare la créature de Jésus-Christ, l’Être Divin ne devant point se soucier, ni n’avoir aucun égard pour notre néant, l’âme ayant à préférer être exposée à la perte plutôt qu’au souvenir de Dieu, ceci afin de disparaître dans l’abîme de l’oubli : « Afin que Jésus-Christ s'occupe de Lui-même, et qu'il ne donne point dans Lui d'être aux néants; qu'Il n'ait égard à rien qui se passe hors de Lui; que les âmes ne se présentent pas à Lui pour l'objet de son application, mais plutôt pour être rebutées par la préférence qu'Il doit à soi-même; qu'elles s'appliquent et se donnent à cette inapplication de Jésus-Christ, aimant mieux être exposées à son oubli, qu'étant en son souvenir, lui donner sujet de sortir de l'application de soi-même pour s'appliquer aux créatures. » Il convient, selon le « Chapelet secret », en choisissant le néant et l’extrême délaissement : « que les âmes se rendent à l'ignorance et qu'elles aiment le secret des conseils de Dieu, qu'elles renoncent à la manifestation des choses cachées de Dieu.» [3].

b) Le quiétisme du Chapelet secret

On constate, à la lecture des lignes d’Agnès Arnauld composant les méditations du « Chapelet secret », la grande proximité, pour ne pas dire leur intime parenté, avec certains textes du courant mystique qui fut désigné sous le nom de « quiétisme » au XVIIe siècle, prônant l’anéantissement des facultés et le saint repos intérieur de l’âme dans l’exercice de l’oraison. A première vue, ce rapprochement pourrait d’ailleurs surprendre, tant l’idée subsiste parfois chez beaucoup, d’un rejet de la part du jansénisme à l’égard de la mystique passive.

II.  Martin de Barcos : un janséniste mystique fidèle à Jansénius

Martin de Barcos (1600-1678) [4], qui va présider au climat spirituel de Port-Royal, et à la manière de prier et d’envisager l’oraison que l’on y développait, partait du principe que les facultés de la créature ayant été entièrement corrompues « jusqu'à la racine » par le péché originel, n’ont surtout pas à s’exercer dans la prière, faute de quoi elles souillent et noircissent le divin entretien par leur désorientation native empêchant Dieu d’agir dans l’âme.

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La créature ayant été corrompue « jusqu'à la racine » par le péché originel,

ses facultés n’ont surtout pas à s’exercer dans la prière,

faute de quoi elles souillent et noircissent le divin entretien.

a) Le « péché d’activité » dans l’oraison

Pour cette raison impérative, Barcos rejetait toute idée d’oraison méthodique et discursive, le seul mot de « méthode », dans le cadre du plein exercice de la grâce, don gratuit immérité, étant pour lui à proscrire absolument et avec la plus vigoureuse énergie, puisque l'action divine doit se substituer aux imparfaites et stériles industries humaines dans la prière, ce que Barcos désignait comme étant  « le péché d'activité » [5] :  « Un seul type d'actions est  exempt d'impureté, ce sont les actions auxquelles on ne se porte point par une application volontaire qui surprennent l'âme par le repos qu'elle y ressent, sans qu'elle s'y soit portée par aucun désir. Toutes les autres actions, qui se font par dessein et par délibération, toutes celles auxquelles on se prépare, sont, selon ces spirituels, infectées de propriété et d'activité, et ont besoin d'être purifiées ou, dans ce monde, par la destruction pénible de cette activité, ou, dans l'autre, par les flammes du purgatoire. Toutes ces actions sont des actions vivantes, c'est-à-dire produites par la vie d'Adam et par la nature corrompue ; ce sont des actions infectées de la corruption et de la malice de l'homme, qu'il faut faire mourir, évacuer et détruire par l'esprit de Dieu.» [6]

Dans Les Sentiments de l'abbé Philérème sur l'oraison mentale, Barcos énonce donc logiquement, de très nombreuses fois des critiques sévères contre l'intellectualisme pélagien, et conseille formellement dans la prière, la pratique de l’oraison intérieure de silence : « Cette sorte de méditation n’est point vraie prière, puisque ce n’est qu’une action de la mémoire qui se souvient de ce qu’on lui a appris, et de l’entendement qui produit des pensées et des raisonnements pour connaître les vérités : ce qui est tout humain et purement intellectuel, et ne tient rien du S. Esprit et de l’esprit de prière que Dieu répand dans l’âme.» [7]

III.  Le quiétisme, selon Fénélon, est « le jansénisme mis en pratique »

Ce que l’on pourrait désigner comme étant la « quiétude janséniste », défendue par Barcos, qui correspondait comme le voit, très exactement à ce que soutenaient les partisans de la  quiétude mystique dite « quiétiste », découlait en fait d’une conception théologique augustinienne en forme d’axiome métaphysique intransigeant : l'agent humain est radicalement mauvais,tolus malus; l'agent humain, est irrémédiablement corrompu et perverti dans ses moindres replis, c’est un néant face à l'agent divin, ce dernier seul devant être actif dans l’âme lors de l’exercice de la prière.

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François de Salignac de La Mothe-Fénelon

dit "Fénelon" (1651-1715).

C’est pourquoi, Fénelon ne s’y est donc point trompé, lorsque critiquant dans un même mouvement quiétisme et jansénisme - quoique cette critique visiblement imposée par les circonstances puisse nous inspirer bien des réserves, mais c’est un autre sujet -, liait ces deux sensibilités au prétexte que le jansénisme, posant la corruption radicale des facultés comme principe préalable, rejoignait dans la passivité exigée de l’âme dans la prière, le quiétisme, qui faisait précisément de cette passivité la base de sa pratique de l’oraison, ceci engageant Fénelon à soutenir cette proposition surprenante : «Un Janséniste, conséquent dans ses principes, serait naturellement conduit, aussi bien qu'un Fataliste, à mettre en pratique la ridicule et dangereuse passiveté des Quiétistes.» [8]

Fénelon abordait la question du quiétisme janséniste, par rapport à l’affaire du « Chapelet secret », taxé de « quiétiste » non sans de justes motifs, tant la teneur même des méditations de Mère Agnès Arnauld, relevait d’une spiritualité de l’anéantissement et de l’abandon dont les auteurs taxés de quiétisme ne cessèrent de développer les mérites : « Parmi ces hommes singuliers, quelques auteurs modernes ont cru pouvoir mettre l'abbé de Saint-Cyran, et plusieurs des premiers disciples ou partisans de Jansénius. Cette conjecture paraît avoir quelque fondement, dans l'approbation donnée, par l'abbé de Saint- Cyran, au ‘‘Chapelet du saint Sacrement’’, où les principes du Quiétisme étaient clairement énoncés, et qui fut condamné, pour cette raison, par la faculté de théologie de Paris, en 1633, et même par un jugement du Saint-Siége. Il est certain, en effet, que l'abbé de Saint-Cyran, s'il n'était pas l'auteur de cet écrit, comme bien des gens l'ont cru, en prit hautement la défense, et le fit approuver par son ami Jansénius, alors docteur de Louvain, et depuis évêque d'Ypres. (cf. Dupin, Hist. eccl. du 17e siècle. 2e Part. p. 85.— D'Avrigny, Mém. Chron, tome II, 18 juin, 1633.— Nicole (sous le nom de Wendrock ), note 2e sur la 16e Lettre provinciale.—Notice sur Port-Royal, par M. Petitot; 1re partie, pp. 12-13). L'auteur de la Bibliothèque Janséniste  (le P. de Colonia, Jésuite) a pris de là occasion d'avancer, que le Quiétisme est une conséquence naturelle du Jansénisme, et le Jansénisme mis en pratique (cf. Préface de la Bibliothèque des auteurs Quiétistes, à la suite de la Bibliothèque Janséniste ; t. II, p. 281). Cette assertion peut sans doute paraître extraordinaire au premier abord; toutefois elle ne semblera pas destituée de fondement, si l'on fait attention que le Jansénisme, en soumettant l'homme à une insurmontable nécessité dans tous ses actes, introduit au fond un véritable Fatalisme, dont la conséquence naturelle est de le faire renoncer à toute activité, pour suivre passivement l'impulsion qui l'entraîne toujours malgré lui, soit au bien, soit au mal. Il est possible que cette conséquence n'ait pas été aperçue par les disciples de Jansénius; nous croyons même que la plupart d'entre eux ne l'ont pas en effet remarquée; car il est certain que, bien loin de se montrer favorables au Quiétisme, ils ont généralement témoigné une grande opposition pour cette hérésie, et, quelquefois même, porté cette opposition jusqu'à un excès manifeste ; mais il n'en est pas moins vrai qu'un Janséniste, conséquent dans ses principes, serait naturellement conduit, aussi bien qu'un Fataliste, à mettre en pratique la ridicule et dangereuse passiveté des Quiétistes.» [9]

« Caritas Dei diffusa est in cordibus nostris »

D’ailleurs, cette proximité entre quiétisme et jansénisme, va si loin, qu’on oublie trop souvent que l’un des commandements majeurs de la perspective de l’Augustinus est « d’aimer Dieu », Jansénius ayant placé en exergue de son ouvrage cette citation de saint Paul : « Caritas Dei diffusa est in cordibus nostris / ‘‘L’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs’’. » (Romains V, 5), ceci expliquant pourquoi Pascal tancera si fortement le Père François Annat (1590-1670), dont n’oubliera pas que ce jésuite fut le confesseur du roi à partir de 1654, par ces mots : « Vous anéantissez la morale chrétienne en la séparant de l’amour de Dieu dont vous dispensez les hommes.» [10]

L’âme est certes unie à Dieu par l’amour, par un lien indéfectible, mais c’est Dieu uniquement qui en opère, par grâce, l’épanouissement dans le cœur de la créature. Et, à cet égard, Fénelon soutient que nous devons aimer Dieu en nous libérant de l’amour de soi-même, un amour mensonger et pervers dont il nous faut nous dépendre et sacrifier : «Nous devons un sacrifice à Dieu de tout nous-mêmes, sans exception » [11], ce qui est exactement la position janséniste rappelée par Pascal, qui regarde l’amour-propre comme comparable au péché des anges déchus, faisant du « pur amour » fénelonien, une sorte de prolongement en mode quiétiste de la position de Jansénius travaillant à faire en sorte que l’on puisse « soustraire la charité aux conditions psychologiques qui font de toute cupidité une espèce d’amour-propre» [12] ce dernier déclarant : « C’est une façon bien inférieure d’être moral que de l’être seulement par espoir de la récompense divine, ou par crainte du châtiment » [13], ce qui est l’exacte position des théoriciens du pur amour qui considèrent que l’amour véritable de Dieu ne peut-être qu’un amour désintéressé, pouvant aller jusqu’au sacrifice de son Salut si telle était, par impossible, la volonté de Dieu.

Et ce sacrifice n’est pas de l’indolence passive, c’est un acte intérieur d’engagement extraordinairement puissant sur le plan acétique et mystique, dont la rigueur fait rejoindre, pour ne pas dire se compléter, l’attitude quiétiste et janséniste : « L’originalité de Fénelon et des théoriciens du pur amour est d’autant plus grande, quand ils soutiennent qu’il nous faut aimer Dieu au-dessus de toutes choses, par-delà notre désir de la béatitude et notre hantise des peines infernales, et devenir donc, en ce sens, ‘‘indifférents à notre salut’’. Nous sommes évidemment ici à toute distance de la coupable nonchalance si vigoureusement dénoncée ! Il est légitime, bien plus il est même requis d’aspirer au salut, mais ce qui est en question est la nature de l’amour. L’amour sans mélange (au sens chimique) fait abstraction de ce que les esprits de la Renaissance appelaient la ‘‘philautie’’ : il est fondamentalement désintéressé. Selon Fénelon, on ne peut aimer Dieu comme ‘‘parfait’’ sans l’aimer ‘‘béatifiant’’, mais il n’en faut pas moins parvenir à l’aimer essentiellement pour lui-même, indépendamment du motif du salut.» [14]

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