Rien que le titre. Court comme une vision picturale. Et ainsi l’épigramme de Jean-Philippe Toussaint qui caresse Dante : « Dire d’elle ce qui jamais ne fut dit d’aucune ».
Rien que des futilités, pourtant. « Marie n’avait encore jamais envisagé de travailler consciemment sur ce qui échappe. Non, elle voulait toujours tout contrôler, sans voir que ce qui lui échappait était peut-être ce qu’il y avait de plus vivant dans son travail. Car il y a de la place, dans la création artistique, pour accueillir le hasard, l’involontaire, l’inconscient, le fatal et le fortuit. » Elle souhaite créer une robe qui n’aurait aucune attache, liquide et solide à la fois, transparente comme le miel, faite de miel et suivie d’un essaim d’abeille qui lui ferait cortège. Une traine bourdonnante et miraculeuse. Une robe mortelle pour celle qui la portera.
Rien que des moments éphémères, pourtant. Défilé, happening, absurdité des vernissages, trajets en taxi, rendez-vous au restaurant, traversée de la Méditerranée, enterrement.
Rien que des attentes, pourtant. Proustiennes peut-être, proustiennes, sans doute. « Je n’osais pas me l’avouer explicitement, mais ce que j’attendais dès maintenant à la fenêtre ; c’était – déjà – un coup de téléphone de Marie. J’espérais même recevoir son coup de téléphone avant même d’avoir quitté la fenêtre, avant même d’avoir eu le temps de faire quoi que ce soit dans l’appartement, ouvrir mon courrier ou défaire mes bagages, pour pouvoir lui dire en décrochant avec une modestie amusée peut-être teintée d’un zeste de triomphe : « Déjà ? », et cette interminable demi-heure que je passais là devant la fenêtre à attendre vainement le coup de téléphone de Marie fut comme un condensé des deux mois d’attente que j’allais vivre en attendant un signe de sa part. »
Mais un style. L’emploi précieux des mots. Une distinction de verbes à l’infinitif et au passé simple. Le futur est rarement là.
Mais un personnage créé de rien, c’est à dire pétri de souvenirs épars et suivi obstinément de livre en livre, comme on suit le vol de l’oiseau qui s’échappe et revient, migrateur et biologiquement forcé de l’être. Avoir aimé à ce point une silhouette incarnée, l’avoir aimée et lui avoir fait l’amour, comme si elle était faite de chair... Odette ou Madame de Guermantes ? Tout simplement Marie. Mais Marie Madeleine Marguerite de Montalde. « Nous étions tout le temps ensemble. C’était même ainsi, et uniquement ainsi, que je concevais maintenant la séparation avec Marie, en sa présence. »
Mais un personnage trop étreint, devenu compagne exclusive, ou comment s’en débarrasser, comment tourner la page ? « Le livre n’est pas seulement un objet inerte » dit-il, « mais plutôt, sous différentes formes, ce qui soutient une discipline vivante. »
Nous ne sommes que citations. Fantin-Latour et Delacroix, Flaubert et Dante, petit pan de mur jaune et couteau d’Artemisia, tranchant la tête d’Holopherne. Le choc des âges et la force des émotions, tout en un. Nos citations sont nos repères distingués.
Et au-delà ? Au-delà il y a comme une émergence. Le collage donne naissance à de l’inachevé, à de l’incertitude, à de l’indécis, a de l’impalpable, à de l’inédit et à « Dire d’elle ce qui jamais ne fut dit d’aucune »
Elle se nomme Marie ou Clara et elle ne veut plus s’en aller. Elle veut absolument se placer dans le tableau ; dans la rue de Delft sur le bord du canal, dans le palais somptueux de Rome, dans le dernier cercle de l’Enfer, à côté de la Liberté aux seins nus, dans la lumière éteinte d’un cabinet de lecture et sur le bord de l’eau, à Etretat.
Un jour pourtant, il faut placer le dernier point, de la dernière ligne, à côté du dernier mot. Rupture, ou épiphanie ? « …elle m’embrassait toujours, reniflant légèrement, et happant ses larmes avec sa langue, pour les mêler à nos baisers, sans cesser de m’embrasser, ouvrant à peine la bouche, pour me dire, me murmurer, dans un souffle, dans l’étreinte, dans les baisers eux-mêmes, avec une sorte d’étonnement : « Mais, tu m’aimes, alors ? »
Nue. Jean-Philippe Toussaint. Les Editions de Minuit. 2013.
Photographies © J.P. Toussaint, 2012