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L’Expiation

Publié le 30 novembre 2013 par Albrecht

L’Expiation

Depuis 1906, le Président Fallières, abolitionniste convaincu, graciait systématiquement tous les condamnés à mort. Y compris, en 1907, un tueur de fillette, ce qui déclencha une campagne de presse violente des partisants de la peine de mort. Mi 1907, le congrès radical désavoua à demi le président, en demandant le maintien de la peine de mort, mais la suppression du caractère public de l’exécution.

Exposé au Salon d’avril 1908, ce tableau prend clairement place au coeur de cette question brûlante  qui culmina entre juillet et décembre 1908 dans les discussions à la Chambre : lesquelles conclurent, finalement, à l’urgence de ne rien faire.

L’Expiation

La Peine capitale ou l’Expiation

Emile Friant,  1908, Art Gallery, Hamilton, Ontario

Friant_Expiation

 

Le lieu même

La vue est prise en direction de la rue de de la Croix Faubin, depuis le porche de la prison de la Petite Roquette devant laquelle avaient lieu les exécutions. Après 1870, la guillotine était posée à même le sol, sur cinq blocs de granit.
Friant_Expiation_Entree Rue La Croix Faubin
La prison a été démolie, mais les cinq blocs sont toujours là, insérés dans le goudron mais déplacés. Pour plus d’explication sur la raison amusante de ce déplacement, on peut lire http://pietondeparis.canalblog.com/archives/2008/11/22/11468753.html

La précision technique

La guillotine, modèle 1872, est représentée dans tous ses détails. Les deux aides-bourreaux sont en place, prêts à plaquer le condamné sur la planche basculante. Le bourreau se tient  à gauche de la guillotine,  sa main n’est pas encore montée vers les  leviers qui déclenchent  la fermeture de la lunette, puis la chute du couperet. A noter que le câble qui monte le long du poteau n’est pas le mécanisme de déclenchement, mais le câble de relevage de la lame, passant sur une poulie située au dessus de la guillotine (en hors champ).

De l’autre côté, le coffre ouvert sur le sol est déjà prêt à recueillir le corps.
Friant_Expiation_Guillotine
Pour tous les détails techniques, on peut lire  http://boisdejustice.com/Home/Home.html

Une image engagée

Friant_Expiation_public
En nous laissant deviner, dans la brume du petit matin, les dizaines de silhouettes qui hérissent les toits et les dizaines de têtes qui s’empilent dans les fenêtres au milieu des réclames peintes, Friant prend clairement position sur une partie de la question : oui, les exécutions publiques sont une honte.

En revanche, il ne laisse pas percer  son opinion sur la peine de mort :  la véracité  des détails (même s’il ne s’agit pas d’une exécution précise), lui permet de  se retrancher derrière le point de vue  documentaire.

Il faut regarder  la composition plus en détail  pour se faire une idée des opinions de l’artiste.

 

Les couvre-chefs

Comme pour conjurer la décapitation, ici tout le monde porte chapeau :

  • les trois bourreaux en hauts-de-forme,
  • les trois soldats en  képis ,
  • les six gendarmes en bicornes,
  • les deux officiels (le juge et l’avocat ?) en chapeau melon.

Friant_Expiation_complice
Séparé  par un soldat de ces deux représentants de la Loi, un troisième homme en chapeau mou est le dernier visage détaillé que nous propose l’artiste.  Le regard fixe, le bas du visage dissimulé par un foulard comme pour protéger du couperet son propre cou : sans doute s’agit-il d’un complice ou d’un ami du condamné, qui s’est glissé au premier rang pour assister à ses derniers instants.

Au centre de ce concert de couvre-chefs, trois personnes sont réunies dans la fraternité des têtes nues : le Condamné, le Prêtre, et le Christ en croix.

A noter  que,  dans ce cérémonial  réservé aux porteurs de chapeaux, aux  prêtres et aux assassins,  aucune femme n’a sa place.

Les deux arcs de cercle

Le porche  rassemble sous son arc-de-cercle tous les protagonistes de la scène : spectateurs, exécutants et condamné.
Friant_Expiation_lunette
Mais  un zoom sur le  minuscule demi-cercle de la lunette nous rappelle que, parmi ces centaines de têtes, une seule va être tranchée.

L’ironie de l’absurde

Friant_Expiation_manteau
A l’endroit que  la lame va couper dans quelques secondes, un pli dans la nuque charnue insiste sur la bonne santé de l’homme dans la force de l’âge.

A ses cheveux drus s’oppose la tête dégarnie du curé, qui pose sa main gauche sur son épaule : vieil homme conduisant  un  homme jeune  à la mort.

 
Geste de compassion ou geste traître, pour le pousser à avancer ? La main posée à l’endroit où la corde transforme le criminel en  gigot prêt à trancher, n’est elle pas une hypocrisie sociale supplémentaire ?

 
Et à quoi sert ce manteau rouge sang ? A le prémunir contre le rhume, pour les quelques secondes qu’il lui reste à passer dans le froid ?

 
Friant_Expiation_croix
Enfin,  placer une croix entre les oreilles pointues d’un équidé et près des cornes d’un gendarme, n’est-ce pas quelque peu sulfureux  ?

 

Un regard ambigu

Friant_Expiation_vue latérale
Et il est vrai que l’alignement  entre les deux instruments de supplice révèle un parallélisme quelque peu iconoclaste : optiquement, la guillotine apparaît comme une sorte de projection monstrueuse de la croix. D’autant que les deux ne sont pas situées dans le plan du tableau, mais légèrement inclinées.

Que regarde le condamné, où son regard s’arrête-t-il ? Sur la croix brandie par le prêtre en dérisoire consolation, ou sur le couperet juste derrière ?

A ce stade, Friant semble laisser au spectateur le choix  de l’interprétation. Chacun y trouvera  ce qu’il veut :  le moraliste verra le châtiment qui rachète la faute, le chrétien  la résurrection qui surmonte la mort, l’anarchiste la religion qui cache la violence de l’Etat.

 

Une empathie forcée

Friant_Expiation_regards

Mais le spectateur ne peut demeurer longtemps dans ce point de vue latéral :  l’absence de perspective centrale, de premier plan et de cadre, l’empêchent  de se situer spatialement. Aussi finit-il par traverser le cadre et glisser dans le tableau, attiré par ce point singulier vers où convergent les regards de tous les personnages : l’oeil de l’homme qui va mourir.

Ici, le point de fuite est remplacé par un point de non-fuite.

Friant_Expiation_projection

Et de ce point de vue, une seule vision est possible :

la croix ne cache pas la guillotine.

 

La souricière

Ainsi la composition force le spectateur à devenir objet de vision,  pris dans le faisceau des regards ;  à se mettre à  la place de ce coupable devenu victime, pris dans la souricière  des baïonnettes au canon, des sabres au clair et des bois de justice.

Friant_Expiation_souric
Au premier plan, le sentier dans la neige matérialise les quelques secondes qui lui restent jusqu’à la seule porte de sortie possible : le panier  ouvert sur le sol. Scandaleuse tombe amovible.

Une victime bien connue

Nous avons vu son regard qui pointe vers le haut du couperet, mais nous n’avons pas noté que cette pièce en acier, qui accroit l’inertie de la lame,  est précisément appelée le « mouton« .
Friant_Expiation_crane
Nous avons compris que la croix se projette sur la guillotine, mais nous n’avons pas compris que la tête chauve du curé joue,  au pied de ce Calvaire virtuel, le rôle du crâne qui  signale la colline du Golgotha.

Enfin nous avons vu le manteau rouge qui couvre absurdement  les épaules du condamné : mais nous ne l’avons pas reconnu…

Eccehomo1

Ecce Homo
Antonio Ciseri, 1871, Gallerie d’Art moderne, Florence

Cliquer pour agrandir


Toutes ces références  placent clairement le tableau dans la droite ligne de cette tradition iconographique où un homme qui va mourir est exhibé devant des spectateurs.

L’Expiation de Friant, c’est un Ecce homo combiné avec une Montée en Croix.

L’Expiation

Ainsi le tableau cherche à déclencher  une série d’identifications :

le spectateur devient  le condamné qui devient la victime qui devient l’agneau qui devient le Christ.

Friant ne se comporte pas ici en bouffeur de curé ou en crypto-anarchiste, mais en  judoka qui se sert de la force des corps constitués  pour  défendre le parti adverse : celui  des corps décapités.


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