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The Love Below, par RoskÖ
Ces notes procèdent d'une hypothèse. C'est-à-dire d'une évidence trop têtue pour être honnête. La pop, c'est ce qu'on écoute, ce qui trotte dans la tête. Fantaisie durable, inclination qui
tient droit. Depuis assez longtemps maintenant, j'écoute Paul McCartney, Brian Eno et Outkast. Pas seulement mais cela fait un tiercé. Je dis " j'écoute " en pensant à la phrase d'India Song :
" J'écoute India Song ". Je le dis en pensant à Duras, au cinéma, à ce qui sépare cette gymnastique d'écriture de celle sur le cinéma. Ceci : ici l'on choisit son sujet à l'intérieur d'un
corpus illimité mais pour un domaine qui ne l'est pas. Si bien que chaque jour fait tomber les doigts sur le clavier pour, non seulement louer, mais aussi et peut-être plus encore : justifier
un choix. D'amour et d'appartenance au champ de la pop.
De la pop, Outkast ? Ce sera ma question.
Big Boi et Andre 3000 font de la musique d'époque. Or nous vivons un temps où le populaire ne se distingue plus du démagogique. Ni le démagogique du populaire. Outkast est là, sa musique est
rhétorique - c'est du rap, cela interpelle avant de sonner. C'est une musique qui parle, qui harangue, qui fait danser le cul, les samples, la misogynie et l'ode aux bitches, la vulgarité
(voyez la pochette), l'adresse à l'auditeur, la compétition à l'intérieur du duo. C'est une musique qui fait dire aux chroniqueurs qu'on ne peut l'écouter sans gigoter, ce genre de niaiserie.
Il y a donc là tout ce qui fait l'époque et qui, en tant qu'idéologie, est détestable.
Première approche : la facilité et sa démagogie, le populisme de la harangue, l'encouragement aux foules, les claps-claps poisseux, le plaisir et son cirque, semblent justement le cœur de cette
musique. Pas seulement son marketing, mais son objet. Sa destination.
Chacun des titres de ce double album est en effet un sketch, on peut y entendre des filles miauler et des éclats de rire mâles, des commentaires de présentateurs téle, d'innombrables
effets de micro et de régie. Quand on écoute " Hey Ya ! ", il est clair que le public est déjà dans le disque - comme les rires enregistrés des sitcoms de l'enfance. C'est une chose fascinante,
cette idée qu'a apportée le rap de faire des hourras de l'audience une partie intégrante de la musique. Fascinante aussi, l'idée du featuring : croyez-vous, bonnes gens, qu'on fait de la
musique ? Non, on invite des amis et on enregistre la discussion.
Chaque titre est une joute oratoire, un sketch, mais qui plaisante quoi ? Les bitches, la concurrence, le zizi menu des blancs. Plus encore : cette musique à la fois facile et
hyper-sophistiquée que font ensemble et séparément - The Love Below est le disque d'Andre, Speakerboxxx celui de Boi - Boi et Andre. Vaste blague, Outkast. Two men show, conformément à un titre
de Timbaland (en duo avec Elton John, on en est là).
Vous direz : l'ironie de la démagogie est encore une démagogie. Vous aurez raison. Big Boi et Andre 3000 font une musique d'époque. Facile et experte. Cette alliance me semble pop. Elle
suppose, comme chez McCartney par exemple, et plus encore comme chez Prince (dont on reparlera), que chaque chanson soit un medley. En pop il n'y a pas de reprise parce qu'il n'y a que des
medleys. Pas d'album, que des best of. Trente-cinq titres peuvent se succéder pendant une heure trente, qu'importe : ce double album est le best of de lui-même.
Comme chez McCartney encore, mais à l'échelle 3000, il y a des comptines qui durent vingt secondes, des soupirs de petit matin, de longs tunnels dont l'un ne s'appelle pas par hasard " A Day In
the Life Of Benjamin... ", des enchaînements virtuoses de mélodie, des titres d'amour et de contentement de soi. Toutes les vitesses, tous les registres. Toute une haute technicité derrière
laquelle bruissent des rires, des ustensiles de cuisine et des chocs de vaisselle, des empreintes de pas et des bruits de porte, de gentilles bousculades, les copains passés par hasard dans le
studio - une vie, quoi. Mais passée dans la musique. Echangée avec elle. Comme si l'on faisait un disque pour capter l'ambiance du studio, par exemple, dire qu'on a passé un bon moment. L'art
reconnaissant du confort qu'il offre à l'artiste. Alors oui, ça fait des boucles, et l'auditeur-fan fait partie du disque. C'est la fête.
Tout critique rêve de commencer chacun de ses articles par : Je ne sais vraiment pas quoi écrire à propos de ce film, de ce disque. Je ne sais pas ce que j'en pense. Parce que l'article
qu'on s'apprête à s'écrire n'est qu'une hypothèse de savoir entre deux ignorances - avant et après l'écriture. Ne pas savoir est alors la condition de la critique. (J'explique mal, mais j'y
reviendrai) (Problème : sans doute ne peut-on commencer ainsi qu'une seule fois).
Je ne sais vraiment pas quoi écrire sur Outkast, et je remercie On A Good Day de me permettre de l'écrire. Car il y a dans cette musique trop de joie, trop de dépense, trop de samples, trop de
tubes, trop de sexe. Car sa déclaration de puissance confine à l'obscène. Car c'est une musique très inégale, et qu'elle-même n'est pas sûre de son genre : populaire ? aristocratique ? Car la
colère et l'ambition qui la traversent n'ont surtout pas besoin de commentaire.
Je ne sais pas mais j'essaie : il est question avec Outkast de ce qui fait l'essence de la pop : la course après une mélodie. Dans le rock, la mélodie propulse. La pop, c'est trouver la
mélodie. En passant dans la forêt où sont les mélodies intermédiaires, comme McCartney. En mettant le monde en mode pause, comme Eno. En alternant chant et parole, musique et bruit, murmures et
cris, comme Outkast. En essayant un nouveau style, un nouveau déguisement à chaque titre : l'humour est là, aussi. Hystérisation des possibles. Qu'il y ait des chansons, et l'on fera le tri
plus tard.
Y-a-t-il contradiction entre parler de best of et dire que le tri est reporté à plus tard ? Non. Ce double album présente simplement un best of de tout ce qui est possible.
Une autre manière de dire la même chose serait : le rap, le hip-hop font se croiser l'énergie, l'attitude rock avec le minimalisme, le perfectionnisme pop. On aimerait appeler cela du n'importe
quoi obsessionnel. J'aime l'idée que ces disques sont vantés pour leur hédonisme - l'affreux mot - alors qu'ils sont l'œuvre d'acharnés à l'ouvrage.