À la sortie sud de Saint-Félicien, sous le pont de la 169 qui borde le territoire de Saint-Prime, coule la rivière à l’Ours. Du rang 3 à son embouchure envasée dans les eaux de l’Ashuapmushuan, son flot est paresseux, lent, sous une frondaison touffue de faux-trembles, de bouleaux jaunes et de saules qui, l’été, forment une voûte d’ombre sur ce cours d’eau dont la largeur n’excède pas les vingt mètres.
Si vous avez la passion de la quiétude, vous l’emprunterez à la hauteur du cimetière et vous la remonterez en canot, maniant l’aviron en douceur. Fin de juin, la nature offre à l’œil attentif et patient une profusion de vie animale et végétale : nénuphars dans les anses minuscules, cannes sarcelles ou malards suivies de neuf ou dix canetons, clapotis des jeunes ouitouches qui sautent sous les aulnes rugueux qui surplombent l’eau noire… Et, au sortir d’un coude de la rivière, vous entendrez soudain comme un bruit de pompe aspirante et refoulante : oung-ka’chounk, oung-ka’choung, oung-ka’choung… Et kok-kok-kok ou ôc, ôc, ôc… Alors vous apercevrez un oiseau brun et trapu, au long bec, qui, de ses ailes larges et brèves, s’envolera avec lourdeur, sans grâce aucune, traînant de longues pattes jaunes derrière lui… Vous aurez fait la rencontre du butor américain.
Il est heureux que vous l’ayez effrayé, car vous ne l’auriez jamais aperçu – c’est un maître ès camouflage. Figé, bec pointé vers le ciel pendant des heures, cette immobilité hiératique confond à merveille ce petit héron d’une soixantaine de centimètres avec les souches ou chicots de mêmes couleurs que l’on retrouve dans les fourrés herbeux du rivage où, au garde-à-vous, il affectionne attendre ses proies : grenouilles, écrevisses, couleuvres, vairons…
Il est le Louis Armstrong des lieux sauvages et humides. Le chantre à la voix éraillée des solitudes américaines. Son couac guttural apporte mélancolie et rêves aux pagayeurs qui longent les berges dans les crépuscules de l’été. Son œil jaune a tout vu de nos lacs, rivières et forêts, tout absorbé de la démesure des paysages de la taïga.
Cet oiseau de rivage est le compagnon fidèle, presque invisible, des excursions en solitaire et de ces feux nocturnes, lorsque grésillent les guimauves au bout des harts que tendent les enfants.
L’AUTEUR…
Auteur prolifique, Alain Gagnon a remporté à deux reprises le Prix fiction roman du Salon du
Livre du Saguenay–Lac-Saint-Jeanpour Sud (Pleine Lune, 1996) et Thomas K (Pleine Lune, 1998). Quatre de ses ouvrages en prose sont ensuite parus chez Triptyque : Lélie ou la vie horizontale (2003), Jakob, fils de Jakob (2004),Le truc de l’oncle Henry (2006) et Les Dames de l’Estuaire (2013). Il a reçu à quatre reprises le Prix poésie du même salon pour Ces oiseaux de mémoire (Le Loup de Gouttière, 2003), L’espace de la musique (Triptyque, 2005), Les versets du pluriel (Triptyque, 2008) et Chants d’août (Triptyque, 2011). En octobre 2011, on lui décernera le Prix littéraire Intérêt général pour son essai, Propos pour Jacob (La Grenouille Bleue, 2010). Il a aussi publié quelques ouvrages du genre fantastique, dont Kassauan, Chronique d’Euxémie et Cornes (Éd. du CRAM), et Le bal des dieux (Marcel Broquet). On compte également plusieurs parutions chez Lanctôt Éditeur (Michel Brûlé), Pierre Tisseyre et JCL. De novembre 2008 à décembre 2009, il a joué le rôle d’éditeur associé à la Grenouille bleue. Il gère aujourd’hui un blogue qui est devenu un véritable magazine littéraire : Le Chat Qui Louche 1 et 2 (https://maykan.wordpress.com/).