Magazine Culture

Le port

Publié le 30 novembre 2013 par Dubruel

Le Neslevenait d’accoster.

Dans les ruelles, les marins enfiévrés,

Sous les ordres de Jean Dumontet,

Roulaient les épaules et sifflaient

En cherchant un débit de boissons.

-« Venez ici, jolis garçons ! »

Disait une fille. Une autre poussait

Vers sa porte le gros Bergas.

« Non, pas là, mon gars. »

Lui intima Dumontet

Qui, en quelques secondes,

Pressa tout son monde

Juste à côté, dans une maison coquette.

Là, les matelots en goguette,

D’amour et de vin se rassasièrent.

Leurs soldes y passèrent !

Avec les filles, ils montaient au premier

Puis, pour boire, redescendaient.

Une compagne posée

Sur chaque genou, les marins

S’entonnaient de vin.

Déjà bien enivrés,

Ils gueulaient à pleins gosiers,

Chantaient, fumaient.

Jean Dumontet, lui,

Serrait une fille contre lui :

-« Y a longtemps qu’t’es ici,

Dis-moi ? »

-« Six mois »

-« Aimes-tu c’te vie ? »

-« Derrière l’ comptoir ou d’vant

On s’fait d’l’argent ! »

-« D’où t’es ? »

-« De Douai.

Et toi, tu viens de loin ? »

-« Ah oui ! Dieu est témoin.

J’te crois, ma belle. »

-« Par hasard, t’aurais pas croisé le Nesle ? »

-« Pas plus tard qu’ l’aut’ semaine. »

Elle pâlit : « Vrai ? C’est ma veine. 

Tu mens pas ? Alors, sais-tu

Si Jean Dumontet, ‘l est toujours d’sus ? »

Le marin fut surpris : -« Tu l’connais ? »

-« Pas moi ! Y a une femme qui l’connait. »

-« Qué qué l’y veut c’te femme ? 

Où j’peux t’y la voir, c’te femme ? »

-« Quoi que tu l’y dirais ? »

-« J’y dirai…j’y dirai

Qu’ j’ai vu Jean Dumontet. »

-« Comment qu’i’ s’ portait ? »

-« Très bien. »

-« Eh ben,

T’y diras qu’son père et sa mère

Sont morts, et aussi son frère

…Dont j’suis la frangine. »

-« Tu n’s’rais pas Valentine ? »

-« Oh ! C’est toi, Jean !

Moi, j’ai resté seule, sans argent

Vu que j’devions les médicaments,

Le docteur et l’enterrement.

Ils sont morts en trois mois.

La fièvre typhoïde, en janvier 83.

Moi, toute chagrinée

J’trouvai une place d’employée

Chez maît’ Ferry.

Pi, j’ai fauté avec li.

On est bête à seize ans.

Il m’conduisit à Evreux

Dans un logis miséreux

Au 8 rue Balan.

Et pi, j‘l’ai jamais r’vu, l’sauvage !

Ne trouvant pas d’ouvrage,

J’ai dû entrer en maison, ici. »

-« T’à l’heure, tu m’avais donc pas remis ? »

« Non. J’ te croyais mort aussi ;

Et pi, j’vois tant d’hommes ici ! »

Dans ses grosses mains,

Jean prit la tête de sa sœur

Et la câlina jusqu’au matin.

Pour tous deux, ce fut une nuit de pur bonheur.

(D'apès Maupassant)


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Dubruel 73 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine