une étoile dans mon ciel noir

Par Jmlire

" Elle était debout à l'entrée de Birkenau. Une vieille toute menue, les jambes un peu arquées, elle portait son sac au creux du coude et sur la tête un petit chapeau ridicule. Son manteau était lustré, il avait beaucoup servi. Elle était seule. Elle fixait quelque chose devant ses pieds, ne bougeait pas. On aurait pu la prendre pour une vieille employée de maison qui attend le premier bus du matin dans une banlieue livide balayée par les vents. Elle a tourné la tête à droite, à gauche, puis elle s'est retournée et a longuement regardé les rails qui se perdent à l'horizon, le terre-plein de part et d'autre, le ciel emmitouflé dans ses gros nuages, avant de revenir se focaliser sur le bâtiment et sa tour de garde. Elle en a examiné tous les détails. J'ai senti que quelque chose criait en elle, elle était toute crispée devant cette frontière que l'on traversait pour mourir. Elle s'est enhardie et s'est avancée sous le porche et, là, elle s'est arrêtée net, je crois même que sa respiration s'est bloquée. Sa tête tournait dans tous les sens, comme actionnée par un mécanisme déréglé. Elle était dans la peur, la vraie grande peur d'Auschwitz. J'étais fasciné par ce ballet étrange et pitoyable, dans ce théâtre de laideurs, par ce temps qui ne laissait place qu'à la tristesse et au silence. J'ai deviné qu'elle fouillait sa mémoire, elle cherchait des signes, des repères. Des souvenirs. Elle réfléchissait. Je dirais qu'elle ressentait les choses de l'intérieur, le Mal et ses mystères dispersés dans le temps, dans sa tête, elle était comme un animal qui d'instinct ressent les vibrations de lointains bouleversements et commence à paniquer. Mais elle, elle ne bougeait pas, ne bougeait plus, elle donnait l'impression qu'elle pouvait rester ainsi définitivement, à attendre. A un moment, elle a frissonné, et comme décidée à affronter sa peine, elle est entrée dans le camp, a avancé d'un pas et s'est de nouveau arrêtée. Elle a balayé le site, puis elle a pris sur la droite et s'est avancée à petit pas, tête baissée. Elle était passée dans un autre monde, ce monde que je connais si bien sur papier que je pourrais la guider et dire par avance ses réactions. J'avais compris qu'elle avait séjourné dans ce lieu maudit. Pourquoi, je ne sais, j'ai vu en, elle une étoile dans mon ciel noir. Je l"ai suivie...

Boualem Sansal : extrait de " Le village de l'allemand ou le journal des frères Schiller " Gallimard 2008

http://fr.wikipedia.org/wiki/Boualem_Sansal

http://www.telerama.fr/livres/le-village-de-l-allemand-ou-le-journal-des-freres-schiller,24009.php