Que s’est-il passé à Chypre depuis la ponction autoritaire des comptes, il y a huit mois ?
Mi-mars 2013, la petite île de Chypre apparaissait brutalement dans la presse économique en Europe, et démontrait à tout le monde que des expériences macro-économiques pas forcément amusantes étaient parfaitement réalisables en grandeur réelle. Passées les premières semaines d’atermoiements, les nouvelles économiques européennes sont revenues bien vite à leur train-train habituel de bidouillages monétaires un peu mous de Draghi et de constatations tristounettes de la Commission européenne sur une reprise qui n’en finit pas de ne pas venir.
Huit mois sont passés et s’il est encore trop tôt pour tirer des conclusions définitives de l’expérience chypriote, on a maintenant un peu de recul sur la valeur des actions entreprises. D’autant que, comme on va le voir, elles ont eu des effets adverses que peu de médias relatent, ce qui est dommage dans la mesure où ce qui s’est passé là-bas pourrait bien se reproduire ailleurs.
Et pour trinquer, elle trinque.
Magie de l’internet, j’ai pu en discuter avec un Français installé sur place. Et de cette discussion, il ressort que l’opération menée en mars dernier fut non pas destinée à éviter le pire aux Chypriotes, mais plutôt à mitiger les ennuis pour toute une clique de néfastes aigrefins, pour partie composée de corrompus locaux, et surtout d’étrangers très gourmands (américains, allemands, français, anglais, notamment, on y reviendra plus tard). Comme par hasard, tous les comptes n’étaient pas pleins lorsque fut décidé le contrôle des capitaux dans l’île ; certains avaient eu l’information suffisamment en avance et ont pu s’exfiltrer sans casse. Du reste, on ne peut s’empêcher de noter que Chypre bénéficiait jusqu’alors d’un statut de havre fiscal que toute l’opération aura clairement remis en question. De ce point de vue, l’Europe aura servi de magnifique rouleau compresseur fiscal.
Quant aux Russes, qu’on aura en partie utilisés pour justifier l’opération d’un grand nettoyage anti-mafieux, pour beaucoup d’entre eux, ils sont encore sur place : s’ils devaient partir en nombre, la valeur de leurs propriétés dégringolerait ce qui n’arrangerait ni les affaires chypriotes, ni les affaires russes. Ceux de ces Russes qui, appartenant effectivement à la mafia, ont des moyens crédibles de pression (éventuellement criminelle, bien sûr) n’ont rien perdu.
Comme prévu, les banques en faillites ont chèrement coûté à leurs déposants : ceux de Laiki Bank ont tout perdu au delà des 100.000€ de dépôt, et les actionnaires et autres créanciers n’ont plus rien. Les déposants de Bank of Cyprus ont vu leurs avoirs gelés au-delà des 100.000€, et peut-être récupèreront-ils environ un tiers de la partie gelée, le reste étant placé sur des comptes à terme non rémunérés ou converti en actions. Légalement parlant, c’est cruel mais dans les clous. Ce qui l’est moins, c’est que, comme d’habitude, les dirigeants de ces banques et l’ex-patron de la Banque Centrale n’ont pas été inquiétés alors que les irrégularités ont dû se compter par centaines.
Parallèlement, la situation pour les Chypriotes s’est diablement dégradée et pour beaucoup, elle est passée de grave à désespérée. Nombreux sont les gens qui ne paient plus leur loyer ni leurs factures d’eau ou d’électricité. Les salaires ont été parfois divisés par deux. L’assurance chômage représente déjà plus de 10% des dépenses sociales (qui incluent la couverture santé et les retraites), et les loyers ont été amputés de 20% par voie législative ; or, si les loyers sont les dépenses des uns, ils constituent aussi les revenus d’autres… À l’évidence, le secteur immobilier chypriote est mort, peut-être pour les dix ans qui viennent. On trouve ainsi des milliers de biens à vendre à Nicosie, dans une ville qui, pour rappel, compte moins de 200.000 habitants. Les transactions qui se font en ce moment en centre ville de la capitale s’établissent autour de 1000€ le m², c’est-à-dire pas beaucoup plus que le coût des matériaux de construction.
Pour certains, la proximité culturelle avec le Royaume-Uni offre une soupape et permet aux jeunes d’y émigrer, comme ce fut le cas à l’occasion de chaque crise dans le pays, cette dernière ne faisant pas exception à l’habitude historique. Mais tout le monde ne peut pas s’expatrier, et ceux qui restent voient les perspectives économiques s’assombrir encore un peu. Tout ceci s’est mis en place depuis que la crise s’est déclarée, ce qui fait à peine huit mois. Et tout le monde a le sentiment que cela ne fait que commencer.
Autre point à souligner : les dettes chypriotes ont été en partie contractées en hypothéquant discrètement les gisements gaziers dans la zone économique de l’île. Ce gaz, consommé en Europe, sera exploité par des entreprises américaines, anglaises, allemandes et un peu françaises et russes, qui paieront des prix très inférieurs aux prix du marché pour le produit de leur pillage. Pour des raisons diplomatiques, les Turcs n’interviendront pas directement mais pour les « dédommager » de leurs bons services (leurs gesticulations pour faire respecter la minorité turque de l’île), il suffira de les payer très cher pour le transit par les gazoducs de leur territoire.
Cette manne gazière est actuellement utilisée pour calmer la population locale en lui faisant miroiter un avenir meilleur. On comprend qu’avec ce montage, les Chypriotes ne verront pas grand-chose de la richesse qui sera générée…
À présent que l’état des lieux est fait, on ne peut s’empêcher de penser que ce qui est arrivé à Chypre (et qui se déroule, bien que d’une autre façon au travers de l’inflation dans le reste de l’Europe) pourrait bien aussi se produire en France, surtout si l’on s’en tient aux prétextes (bobards ?) qui furent avancés pour justifier l’opération. Pour rappel, l’idée générale derrière la ponction autoritaire de 10% était que le secteur bancaire était devenu hypertrophié par rapport au reste de l’économie chypriote, et qu’une partie de cette activité couvrait en réalité des pratiques mafieuses notamment ukrainiennes ou russes. De ce point de vue, la France n’est pas forcément mieux lotie si l’on se rappelle que les activités bancaires des principaux établissements français représentent bien plus que le PIB du pays et que les BNP, Société Générale ou Crédit Agricole sont, de surcroît, facilement considérées comme systémiques (i.e. trop grosses pour qu’on les laisse faire faillite).
La différence essentielle est que la France est facilement considérée comme riche, les Français ayant cette manie d’entasser les noisettes au contraire de ce que fait leur État. Partant de là, il est relativement aisé de leur en ponctionner une partie, et le chyprage des comptes n’apparaît pas comme inéluctable. Mieux : on peut, comme nos dirigeant actuels, distribuer de rassurantes affirmations pour calmer l’épargnant.
Et c’est important, de calmer l’épargnant : la France, en 2012, pouvait se targuer d’être le second pays le plus épargnant d’Europe après l’Allemagne, avec un taux d’épargne de plus de 15% sur le revenu disponible brut ; et le cumul porte à plus de huit années de revenu ce qui est stocké en France sous forme d’épargne (l’INSEE évalue le total à plus de 10.000 milliards d’euros). Autrement dit, Bercy doit regarder cette masse gigantesque de pognon avec un appétit d’autant plus féroce qu’une ponction de 20% permettrait d’effacer d’un coup la dette, et garantirait aux étatistes dépensiers au moins 40 nouvelles années de cocagne (au prix, bien sûr, d’une petite douleur passagère des fourmis françaises). C’est d’ailleurs la probabilité de plus en plus forte de cette douleur qui fait actuellement réfléchir beaucoup d’épargnants et qui incite les uns et les autres à différentes actions : déplacements judicieux des sommes ailleurs qu’en France, achats physiques (immobilier, or, tout autre placement moins risqué car visible qu’un compte trop liquide, fût-il rémunéré), autres monnaies, sorties plus ou moins volumineuses d’espèces…
Devant les masses qui sont en jeu, un mouvement de foule pourrait avoir des conséquences tragiques. Il est alors de la plus grande importance pour nos politiciens de bien rappeler le nécessaire consentement à l’impôt, préalable indispensable à toute ponction autoritaire qui, sans ce « consentement », se terminera avec des bruits de lames sur des billots de bois. Contrairement aux sophismes de Libération, la courbe de Laffer correspond bien à une réalité, sociologique avant que d’être économique, dans laquelle « disparition du consentement à l’impôt » et « se trouver du mauvais côté de la courbe de Laffer » sont de proches synonymes : quand la population cesse de produire (réellement ou seulement de façon visible fiscalement parlant) ce qui servait à des dépenses superflues, la baudruche étatique perd son air (fiscal) et retombe au sol dans un grand fracas mou.
En attendant, à Chypre, et même si la Troïka applaudit des deux mains, le bilan est désastreux et a des odeurs de sociale-démocratie morte dans un « bail-in » trop coûteux. Les habitants, résignés, se sont fait à l’idée que la situation n’allait pas être rose pour encore un moment. En France, tout le monde sait maintenant que le plus dur est à venir, mais personne ne veut entamer le moindre semblant d’effort pour amoindrir la catastrophe qui se profile.
Une lueur d’espoir existe cependant, et c’est aussi à Chypre qu’elle luit : l’Université de Nicosie accepte maintenant le paiement des frais de scolarité en Bitcoins. Autrement dit : une monnaie indépendante des États, des politiciens et des banques centrales. L’amère ticket de la « monnaie unique » pourrait-il avoir servi à ça ?
« Car c’est au bout des pires calvaires que l’humanité a érigé les pierres blanches de ses victoires les plus décisives »
Goethe
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