Alors que la rétrospective consacrée à Georges Braque au Grand Palais, dont il sera prochainement question ici, connaît un beau succès, la réédition de l'un des tout premiers textes portant sur le cubisme tombe à point nommé. Celui-ci n'est pas l'œuvre d'un critique d'art ni d'un historien - la plupart se montraient à l'époque hostiles à ce mouvement - mais d'un poète. On ne saurait nier aux poètes leur légitimité en la matière : Baudelaire, qui écrivit des pages définitives sur Delacroix ou Constantin Guys, en offre un exemple. L'auteur des Fleurs du Mal , il est vrai, s'il restait très réservé sur la sculpture, fréquentait beaucoup les peintres et les graveurs. Tel fut également le cas de Guillaume Apollinaire, à qui l'on doit l'essai qui nous intéresse, intitulé Les Peintres cubistes (Bartillat, 118 pages, 16 €).
Cet ouvrage, publié pour la première fois en 1913, se divise en deux sections distinctes ; la première, Méditations esthétiques , tient lieu d'introduction ; Apollinaire tente d'y analyser le cubisme sous l'angle des " vertus plastiques : la pureté, l'unité et la vérité [qui] maintiennent sous leurs pieds la nature terrassée . "Après avoir rappelé que l'on devait le terme " cubisme " à Henri Matisse (dès 1908), qui y mettait autant de dérision que Louis Leroy inventant devant une toile de Monet le mot " Impressionnisme " trente-quatre ans auparavant, Apollinaire en donne cette définition : " Ce qui différencie le cubisme de l'ancienne peinture, c'est qu'il n'est pas un art d'imitation, mais un art de conception qui tend à s'élever jusqu'à la création . " Art de rupture, en somme, avec la conception platonicienne qui voyait dans l'art une imitation et avec le diktat néoplatonicien qui sous-tendait l'idéalisation.
On trouve, dans ce texte précurseur, un lyrisme propre au poète - est-ce un hasard, il publie son livre la même année qu'? - mais aussi quelques approches fort pertinentes (comme lorsqu'il récuse tout caractère mystificateur au cubisme ) ou d'autres qui suscitent l'étonnement et mériteraient étude. Ainsi, affirme-t-il : " Les derniers tableaux de Cézanne et ses aquarelles ressortissent au cubisme, mais Courbet est le père des nouveaux peintres [...] ". On suit fort bien l'auteur, s'agissant de Cézanne ; on peine davantage à trouver une filiation esthétique entre le cubisme et Courbet, sauf, bien entendu, à reconnaître au maître-peintre d'Ornans et aux cubistes un rôle commun de précurseurs, de révolutionnaires aptes à subvertir avec génie les conventions académiques de leurs temps.
La deuxième partie de l'ouvrage se compose de courtes études consacrées aux " peintres nouveaux ", en d'autres termes aux artistes les plus représentatifs du cubisme. Picasso, pour lequel, manifestement, Apollinaire nourrit une vive préférence, y occupe une place de choix ; il est suivi par Georges Braque, Jean Metzinger, Albert Gleizes, Juan Gris, Fernand Léger, Francis Picabia, Marcel Duchamp et le sculpteur Duchamp-Villon. A ces plasticiens, tous masculins, Apollinaire ajoute une femme, Marie Laurencin. L'approche peut surprendre car, si l'égérie du poète fréquenta les cubistes alors qu'ils se cherchaient encore, peu de ses œuvres peuvent se rattacher au mouvement, dont elle s'éloigna en outre l'année où Apollinaire publia son essai. Si ce dernier, dans les notices qui composent le livre, fait souvent preuve d'un jugement esthétique sûr, son approche de Marie Laurencin semble moins affutée - il dit la placer " entre Picasso et le Douanier Rousseau " tout en insistant sur son " art féminin ". Une opinion que Gertrude Stein avait exprimée de manière plus abrupte en qualifiant sa peinture de " trop décorative "... La Femme à l'éventail, portrait peu cubiste daté de 1912 reproduit dans l'édition originale de 1913, tendrait à confirmer cette impression.
Quoiqu'il en soit, ce texte, solide, pensé, prémonitoire, demeure fondateur. Comme le souligne Dominique Dupuis-Labbé qui signe la préface de la présente édition, " ce qu'Apollinaire célèbre est la faculté des artistes qui lui sont chers d'oublier la vraisemblance au profit d'une esthétique intérieure. " Dans le contexte de l'époque, la tâche n'était pas si aisée, et l'on ne peut douter que l'essai d'Apollinaire contribua à diffuser auprès du public la connaissance de ce mouvement majeur du XXe siècle.
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Ecrivain, historien, passionné d'art et de littérature, mais aussi consultant en intelligence économique et en management interculturel... Curieux mélange de genres qui, cependant, communiquent par de multiples passerelles. J'ai emprunté aux mémoires de Gaston Ferdière le titre de ce blog parce que les artistes, c'est bien connu, sont presque toujours de mauvaises fréquentations... Livres publiés : Théophile Gautier, Lettres à la Présidente et poésies érotiques, Honoré Campion, 2002 Une femme trop gaie, biographie d'un amour de Baudelaire, CNRS Editions, 2003 L'Origine du monde, histoire d'un tableau de Gustave Courbet, Bartillat, 2006 Courbet e l'origine del mondo. Storia di un quadro scandaloso, Medusa edizioni, 2008
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